Page:Saussure - Cours de linguistique générale, éd. Bally et Sechehaye, 1971.djvu/52

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Signalons encore les « graphies indirectes ». En allemand, bien qu’il n’y ait point de consonnes doubles dans Zettel, Teller, etc., on écrit tt, ll à seule fin d’indiquer que la voyelle précédente est brève et ouverte. C’est par une aberration du même genre que l’anglais ajoute un e muet final pour allonger la voyelle qui précède ; comparez made (prononcez mēd) et mad (prononcez mād). Cet e, qui intéresse en réalité l’unique syllabe, en crée une seconde pour l’œil.

Ces graphies irrationnelles correspondent encore à quelque chose dans la langue ; mais d’autres ne riment à rien. Le français actuel n’a pas de consonnes doubles, sauf dans les futurs anciens mourrai, courrai : néanmoins, notre orthographe fourmille de consonnes doubles illégitimes (bourru, sottise, souffrir, etc.).

Il arrive aussi que, n’étant pas fixée et cherchant sa règle, l’écriture hésite ; de là ces orthographes fluctuantes qui représentent les essais faits à diverses époques pour figurer les sons. Ainsi dans ertha, erdha, erda, ou bien thrī, dhrī, drī, du vieux haut allemand, th, dh, d figurent bien le même élément phonique ; mais lequel ? Impossible de le savoir par l’écriture. Il en résulte cette complication que, en face de deux graphies pour une même forme, on ne peut pas toujours décider s’il s’agit réellement de deux prononciations. Les documents de dialectes voisins notent le même mot les uns asca, les autres ascha ; si ce sont les mêmes sons, c’est un cas d’orthographe fluctuante ; sinon, la différence est phonologique et dialectale, comme dans les formes grecques paízō, paízdō, paíddō. Ou bien encore il s’agit de deux époques successives ; on rencontre en anglais d’abord hwat, hweel, etc., puis what, wheel, etc., sommes-nous en présence d’un changement de graphie ou d’un changement phonétique ?

Le résultat évident de tout cela, c’est que l’écriture voile la vue de la langue : elle n’est pas un vêtement, mais un tra-