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LA FERMIÉRE DU MOÜET.

à l’œil, pour changer les idées noires qui se pressaient dans le cerveau fatigué de la malheureuse jeune fille.

Elle n’avait pris nul intérêt aux villages qu’on avait traversés, villages presque déserts, qui dégageaient une mauvaise odeur de purin, mêlée à un vague parfum de vendanges, provenant des pressoirs abandonnés ou des raisins râpés, mis en tas à la porte des celliers et sur lesquels voltigeaient des nuées de moucherons.

Quelques enfants, nu-pieds, la figure barbouillée, suivaient l’aïeule boiteuse, devenue ménagère, depuis que celle-ci remplaçait dans les champs le mari devenu soldat.

En arrivant au sommet d’une côte, montée péniblement par le cheval éreinté, maîtresse Chàlin montra à Liette un chemin transversal, qui aboutissait à un groupe d’arbres du milieu desquels émergeait, à cette distance, une longue construction.

« C’est mon château, dit-elle, en riant ; il s’appelle le « Moüet » nous l’avons en ferme depuis vingt-neuf ans. Tous mes enfants y sont nés, et « j’espérons » y mourir mon mari et moi, si nos bons vieux bourgeois vivent encore longtemps. C’est ici que je vas vous quitter, dit-elle, en arrêtant son cheval, à moins que vous ne vouliez finir la journée chez nous… Décidez-vous ? Cela vaudrait beaucoup mieux que de faire à pied la route encore longue, qui nous sépare de Rochefort, où si vous n’êtes pas exténuée, vous n’arriverez qu’à la nuit noire. Allons, si le cœur vous en dit, acceptez mon dîner. Demain, c’est le jour du grand marché. Elisa, ma servante, ira, dès le matin, porter des provisions en ville, vous pourrez profiter de la voiture et être arrivée à la première heure, sans fatigue. »

Liette pensa que maîtresse Chalin était la raison même. Elle accepta avec reconnaissance son obligeante proposition.

Un quart d’heure plus tard elles descendaient de voiture dans la grande cour du « Moüet ».

Tout va bien, not’maîtresse, dit à la métayère un jeune garçon d’une quinzaine d’années, en arrêtant le cheval. Maître Chalin a passé une bonne nuit. La jument grise est revenue de chez Pacaud ; c’est lui-même qui l’a ramenée, en apportant des