Page:Say - Chailley - Nouveau dictionnaire d’économie politique, tome 2.djvu/196

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apprenant que cet homme avait une fille, lui envoya en présent un bonnet à la mode. Trois ans après, le patron se trouvant chez moi avec un vieux fermier des environs du cap May, qui avait passé dans sa chaloupe, parla du bonnet envoyé par ma femme, et raconta comment sa fille en avait été iïattée. <( Mais, ajouta-t-il, ce bonnet a coûté bien cher à notre canton. — Comment cela ? lui dis-je. — Oh ! me répondit-il, quand ma fille parut dans l’assemblée, le bonnet fut tellement admiré que toutes les jeunes personnes voulurent en faire venir de pareils de Philadelphie ; et nous calculâmes, ma femme et moi, que le tout n’a pas coûté moins de cent livres sterling. — Gela est vrai, dit le fermier. Mais vous ne racontez pas toute Thistoire. Je pense que le bonnet vous a été de quelque avantage, parce que c’est la première chose qui a donné à nos filles l’idée de tricoter des gants d’estame pour les vendre à Philadelphie, et se procurer par ce moyen des bonnets et des rubans ; et vous savez que cette branche d’industrie s’accroît tous les j ours et doit avoir encore de meilleurs effets. » « Je fus assez content de cet exemple de luxe, parce que non seulement les filles du cap May devenaient plus heureuses en achetant de jolis bonnets, mais parce que cela procurait aussi aux Philadelphiennes une provision de gants chauds. »

Dans le cas cité par Franklin, faut-il appeler objets de luxe les bonnets des filles du cap May ? Nullement. Sans doute elles auraient pu s’en passer ; mais ni l’économie politique ni la morale n’ont sanctionné les doctrines excessives des cyniques et des ascètes. Ces bonnets n’étaient point un objet de luxe, parce que les filles du cap May avaient satisfait un besoin nouveau par un travail nouveau équivalent, parce qu’elles ne s’étaient point appauvries.

Ces mêmes bonnets auraient été considérés comme objets de luxe, si leur acquisition avait été faite sur un capital antérieurement accumulé ou sur un emprunt, et avait occasionné un appauvrissement. Appliqué aux particuliers, le mot luxe est presque toujours pris en ce sens qu’il suppose excès de dépense et surtout absence de production équivalente, appauvrissement.

Le goût du luxe dans une société est, à proprement parler, la tendance à consommer improductivement plus de richesses qu’on n’en crée. Quelle que soit la consommation ordinaire d’un pays, on ne dit point que le luxe y règne, lorsque le travail y reproduit incessamment l’équivalent des valeurs consommées. L’accroissement régulier et simultané des besoins et des moyens de production ne constitue donc point un progrès du luxe. Le luxe est tout relatif : on le trouve dans l’extrême indigence, sous la hutte du sauvage, et il était plus grand au milieu des misères du monde romain qu’il ne l’est dans l’opulente société des États-Unis. On appelle dépenses de luxe, dans une classe de citoyens ou dans une société, les dépenses personnelles qui excèdent la moyenne dans cette classe de citoyens ou dans cette société, lors même qu’elles n’excéderaient pas les revenus de ceux qui les font. On donne surtout ce nom aux dépenses ’ qui ont pour but de satisfaire la vanité, le goût de l’ostentation, indépendamment de l’agrément ou de l’utilité.

Un Romain, Claudius ^Esopus, se fait servir un plat d’oiseaux instruits à parler et à chanter 1 . Ce plat doit être plus mauvais qu’un autre, et n’a, par conséquent, aucune valeur d’agrément ou d’utilité ; mais il coûte cent mille sesterces (plus de 20000 francs), et ceci plaît à la vanité d’^Esopus. Voilà le luxe pur. On sait que les extravagances de ce genre étaient fréquentes à Rome. Tout le monde connaît les détails de la « vie inimitable » d’Antoine et de Cléopâtre et les excès des empereurs.

« Élagabale, dit Lampride, nourrissait les officiers de son palais d’entrailles de barbeau, de cervelles de faisans et de grives, d’œufs de perdrix et de têtes de perroquets. Il donnait à ses chiens des foies de canard, à ses chevaux des raisins d’Apamène, à ses lions des perroquets et des faisans. Il avait, lui, pour sa part, des talons de chameau, des crêtes arrachées à des coqs vivants, des tétines et des vulves de laies, des langues de paons et de rossignols, des pois brouillés avec des grains d’or, des fèves fricassées avec des morceaux d’ambre, et du riz mêlé avec des perles. En été, il donnait des repas dont les ornements changeaient chaque jour de couleur... Les lits de table, d’argent massif, étaient parsemés de roses, de violettes, d’hyacinthes et de narcisses. Des lambris tournants lançaient des fleurs avec une telle profusion que les convives en étaient presque étouffés. Le nard et des parfums précieux alimentaient les lampes de ces festins, qui comptaient quelquefois vingt-deux services. Jamais Élagabale ne mangeait de poisson auprès de la mer ; mais, lorsqu’il en était très éloigné, il faisait distribuer à ses gens des laitances de lamproies et de loups marins... Élagabale était vêtu dérobes de soie brodées de perles. Il ne portait jamais deux fois la même chaussure, la même bague, la même i. Voy. Pline, t. X, p. 5J .