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NECKER


NECKER

lent financier fut loué par une assez nombreuse coterie de philosophes et d’écrivains, tantpour son éloquence que pour l’étendue de ses connaissances en économie politique. Cette réputation s’accrut sous le ministère de Turgot ; Necker rédigea, dans un sens opposé aux idées bien connues de l’illustre ministre, un livre sur la législation et le commerce des grains. Par des motifs qu’on ne s’explique guère» peut-être par vanité, pour paraître donner au contrôleur général des conseils écoutés ou non, peut-être par crainte de persécutions, possibles alors delà part de tout autre ministre que Turgot, il demanda à celui-ci une audience pour lui présenter son travail et obtenir l’autorisation de le publier. Turgot reçut Necker sèchement, refusa communication du Mémoire et répondit qu’on pouvait imprimer ce qu’on voudrait. Necker se retira profondément blessé. Quand son livre eut paru, il en déposa un exemplaire chez Turgot.

M. Léon Say a fait connaître la lettre dédaigneuse de ce dernier : « J’ai reçu, Monsieur, l’exemplaire de votre ouvrage que vous avez fait mettre à ma porte ; je vous remercie de cette attention. Si j’avais eu à écrire sur cette matière et que j’eusse cru devoir défendre l’opinion que vous embrassez, j’aurais attendu un moment plus paisible où la question n’eût intéressé que les personnes en état de juger sans passion. Mais sur ce point comme sur d’autres chacun a sa façon de penser. »

Cette lettre est du 23 avril 1775 ; trois jours auparavant avait éclaté à Dijon une émeute qui devait être le prélude de la guerre des farines. Or, Necker, dans son livre, s’était prononcé avec vivacité, non seulement contre la liberté d’exportation des céréales qui n’existait encore qu’à l’état de projet, mais aussi contre la liberté intérieure que Turgot avait rétablie ; car s’il avait conclu à cet égard comme le ministre, il avait signalé plus complais amment les inconvénients des mesures prises que leurs avantages. On s’est demandé si ce livre, distribué dans la dernière semaine d’avril, n’avait pas eu quelque influence sur la sédition qui éclata à Paris le 2 mai. Dans la réponse qu’il fit à la lettre de Turgot et qui est datée du 24 avril, Necker s’est lavé par avance de tout reproche à cet égard 1 .

« C’est le 12 mars que mon ouvrage a été remis à l’imprimerie, écrit-il, comme il est prouvé par la date de l’approbation de M. Ca-

. Cette réponse nous a été communiquée par M. Dubois 

de l’Estang, l’un des collaborateurs de ce Dictionnaire. Elle est tiTée } comme la lettre de Turgot, des archives du château rfe Lantheuil.

pronier ; alors il n’y avait pas la moindre cherté nulle part. Si celle qui est survenue depuis dans quelques endroits vous avait paru, Monsieur, ou à M. le Garde des sceaux, un motif de suspendre la publication de cet ouvrage et que vous me l’eussiez fait connaître, j’aurais eu pour vos volontés une respectueuse déférence. Mais un ouvrage abstrait, modéré pour le fond des idées et circonspect dans la forme, ne peut avoir, ce me semble, aucun rapport avec les passions. Yous me pardonnerez, j’espère, Monsieur l’intérêt et l’empressement que je mets à vous présenter ce qui peut me justifier du petit reproche que vous paraissez me faire ; il est assez fâcheux pour moi de différer de votre façon dépenser sur quelques objets de l’économie politique. Je ne voudrais pas que vous me trouvassiez d’autre tort. Votre opinion à cet égard me serait vraiment sensible. »

Tout en acceptant les explications de Necker, il convient de remarquer que, dans la première édition de son livre, l’approbation du censeur est datée du 18 avril et le privilège du roi du 19. Turgot n’avait donc, après l’émeute de Dijon, aucun moyen légal de suspendre la publication de l’ouvrage ; il était, d’ailleurs, trop partisan de la liberté de la presse pour y songer. En présence des événements, Necker n’aurait-il pu, de sa propre initiative, retarder de quelques jours la distribution de son livre ? 11 aurait évité ainsi de paraître chercher un succès dans l’agitation des esprits ; mais c’eût été là, peut-être, un trop grand sacrifice pour un auteur. ha législation et le commerce des grains eut en tout cas un succès considérable qui ne semble pas aujourd’hui en rapport avec son mérite intrinsèque. L’auteur soutient que la population contribue plus à la force d’un État que la richesse ; que la liberté du commerce d’exportation des grains est préjudiciable aux manufactures ; que le commerce des manufactures avec l’étranger est supérieur au commerce des blés ; toutes propositions sans portée scientifique ou erronées. Necker avait pris le contre-pied des théories émises par les physiocrates sans distinguer le vrai du faux. Son livre n’était pas, en outre, aussi abstrait qu’il l’avait dit à Turgot et qu’il le croyait sans doute, car on y trouve des déclamations qui ont obtenu l’approbation des socialistes les plus autorisés du xTx e siècle. Le passage suivant est caractéristique : « On dirait qu’un petit nombre d’hommes, après s’être partagé la terre, ont fait des lois d’union et de garantie contre la multitude... Cependant, on ose le dire, après avoir établi les lois de propriété, de justice et de liberté,