Page:Schopenhauer - Écrivains et Style, 1905, trad. Dietrich.djvu/35

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loureux mystère de l’existence, et qui éprouverait une satisfaction réelle à s’assurer que c’est le cœur, bien plus que le cerveau, qui est le grand moteur de l’univers, celle-ci est acquise par le fait même, consciemment ou non, au fond des doctrines de Schopenhauer. Et n’oublions pas que le philosophe par excellence de la volonté est aussi l’apôtre par excellence de la pitié. C’est à ce sentiment, selon lui, que l’homme reconnaît le néant de son individualité, l’absurdité de l’égoïsme, l’identité de lui-même et d’autrui en tant que manifestations d’une même volonté universelle. La pitié est ainsi la base de la charité, de la justice même. Aussi la réclame-t-il complète, absolue, « faisant sienne la misère du monde entier », s’exerçant, à la façon bouddhiste, envers toutes les créatures, à quelque degré de l’échelle animale qu’elles se trouvent placées[1]. Il s’attendrit jusque devant la plante.

  1. « Une pitié sans borne pour tous les êtres vivants, dit-il quelque part, c’est le gage le plus solide et le plus sûr de la conduite morale… On peut être assuré que celui qui en est rempli ne blessera personne, n’empiétera sur les droits de personne, ne fera de mal à personne ; tout au contraire, il sera indulgent pour chacun, sera secourable à tous dans la mesure de ses forces, et toutes ses actions porteront l’empreinte de la justice et de l’amour des hommes… Je ne connais pas de plus belle prière que celle par laquelle se terminent les anciennes pièces du théâtre hindou : « Puissent tous les êtres vivants rester libres de douleurs ! »

    Il adorait son chien, « l’unique ami de l’homme », affirmait-il. (Notre frère inférieur, selon Michelet ; notre frère supérieur, selon le moraliste Edmond Thiaudière.) Il ne sortait jamais sans lui. Comme le héros du Mahabharata, il aurait très vraisemblablement refusé d’entrer au paradis, s’il y avait cru, sans ce fidèle compagnon. Il donnait à tous le nom d’Atma (âme du monde), et il coucha le dernier sur son testament. « Ce qui me rend si agréable la société de mon chien, disait-il, c’est la transparence de son être. Mon chien est transparent comme du cristal… S’il n’y avait pas de chiens, je n’aimerais pas à vivre… La vue de tout animal me réjouit aussitôt et me dilate le cœur… La pitié envers les bêtes est si étroitement unie à la bonté du caractère, que l’on peut affirmer sans se tromper que celui qui est cruel envers les bêtes ne peut être bon envers les hommes ». (Voir Frauenstædt, Arthur Schopenhauer : Lichtstrahlen aus seinen Werken, passim.)