Page:Schopenhauer - Éthique, Droit et Politique, 1909, trad. Dietrich.djvu/12

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rélatif inévitable ; l’injustice commise par l’un est forcément soufferte par l’autre, ce qui constitue pour celui-ci une souffrance. Alors, que la raison fasse un pas en avant, qu’elle s’élève jusqu’à la considération de l’ensemble, et elle verra que la jouissance produite chez un individu par l’acte injuste est balancée par une souffrance plus grande qui se produit chez l’autre. Elle s’apercevra encore que chacun doit redouter d’avoir moins souvent à goûter le plaisir de commettre l’injustice, qu’à endurer l’amertume d’en pâtir. De tout cela la raison conclut que si l’on veut commencer par affaiblir la somme des souffrances à répartir entre les êtres individuels, et aussi la répartir le plus uniformément possible, le seul moyen est d’épargner à tous le chagrin de l’injustice reçue, et, dans cette vue, d’obliger tous les hommes à renoncer au plaisir que peut procurer la pratique de l’injustice. Peu à peu l’égoïsme, dépassant son point de vue borné et insuffisant, se range à l’avis de la raison, et finit par découvrir le moyen protecteur ; le contrat social, la loi. C’est ainsi que s’est constitué l’État.

En vertu de cette origine, la théorie de l’État, ou théorie des lois, rentre dans un des chapitres de la morale, celui qui traite du droit, où sont établies les définitions du juste et de l’injuste pris en eux-mêmes, et où sont ensuite tracées, par voie de conséquence, les limites précises qui séparent l’un de l’autre. Seulement, la théorie en question ne les empruntera que pour en prendre le contre-pied ; partout où la morale pose des bornes qu’on ne doit pas franchir, si l’on ne veut pas se rendre coupable d’une injustice, elle considérera ces mêmes bornes de l’autre côté, que les autres, eux non plus, ne doivent pas franchir. On a qualifié l’historien de prophète à rebours ; on pourrait qualifier de même le théoricien du droit de moraliste à rebours. La théorie du droit serait ainsi la morale à rebours, du moins pour le chapitre de la morale où sont exposés les droits qui ne doivent point être violés. Ainsi la notion de l’injuste, et celle de la négation du droit que l’injuste enferme, notion qui est d’ordre moral originel, devient juridique ; son point de départ pivote sur lui-même, et s’oriente du côté passif