Page:Schopenhauer - Éthique, Droit et Politique, 1909, trad. Dietrich.djvu/169

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mine seulement le cours de la vie d’un portefaix de Naples ou de Venise. (Dans le Nord, la préoccupation de l’hiver rend déjà l’homme plus réfléchi et plus sérieux). Harcelé par le besoin, porté par sa propre force, pourvoyant par le travail aux nécessités du jour, même de l’heure, beaucoup de fatigues, agitation constante, misères infinies, nul souci du lendemain, repos bienfaisant succédant à l’épuisement, querelles fréquentes avec les autres, pas un instant pour penser, jouissance sensuelle dans les climats doux et avec une nourriture supportable, et, pour finir, comme élément métaphysique, une couche d’épaisse superstition religieuse : en résumé, donc, un genre de vie passablement émoussé sous le rapport conscient. Ce rêve agité et confus constitue l’existence de nombreux millions d’êtres humains. Ils connaissent uniquement en vue de leur volonté présente ; ils ne réfléchissent pas à la connexion de leur existence, à plus forte raison à celle de l’existence même ; ils sont en quelque sorte là sans vraiment s’en apercevoir. Aussi l’existence du prolétaire dont la vie s’écoule sans penser, ou celle de l’esclave, se rapproche-t-elle déjà beaucoup plus que la nôtre de celle de l’animal qui est limité tout entier au présent ; mais, pour cette raison même, elle est moins douloureuse. Oui, toute jouissance, en vertu de sa nature, étant négative, c’est-à-dire consistant dans l’affranchissement d’un besoin ou d’une peine, la succession alternative et rapide des misères actuelles, avec leur terminaison, qui accompagne constamment le travail du prolétaire et s’affirme en dernier lieu par le repos et la satisfaction des besoins de celui-ci, est une source perpétuelle de jouissance, dont porte témoignage certain la gaieté