Page:Schopenhauer - Éthique, Droit et Politique, 1909, trad. Dietrich.djvu/87

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terre et parcourir le vaste monde. Le serf, glebæ scriptus, a de son côté l’avantage peut-être plus grand que, lorsque la mauvaise récolte, la maladie, la vieillesse ou l’incapacité le condamnent à l’impuissance, son maître est obligé de pourvoir à ses besoins. Aussi le serf dort-il tranquille, tandis que, en une année de mauvaise récolte, le maître s’agite sur son lit, rêvant aux moyens de procurer du pain à ses hommes. Voilà pourquoi Ménandre a déjà dit : ως κρειττον εστ δεσποτου χρηστου τυχειν, η ζην ταπεινως και κακως ελευθερον[1] (Stobée, Florilège, t. II, p. 389, édit. Gaisford, 1822). Un autre avantage de l’homme libre est la possibilité d’améliorer sa situation grâce à certains talents ; mais cette possibilité n’est pas non plus complètement enlevée à l’esclave. S’il se rend utile à son maître par des travaux d’un ordre un peu élevé, celui-ci le traitera suivant ses mérites. C’est ainsi qu’à Rome les artisans, contremaîtres, architectes et même médecins étaient pour la plupart des esclaves, et que de nos jours encore il y a en Russie, affirme-t-on, de gros banquiers qui sont des serfs. L’esclave peut aussi se racheter grâce à son industrie, comme cela arrive souvent en Amérique.

Pauvreté et esclavage ne sont donc que deux formes, on pourrait presque dire deux noms de la même chose, dont l’essence est que les forces d’un homme sont employées en grande partie non pour lui-même, mais pour d’autres : d’où pour lui, d’une part, surcharge de travail, de l’autre, maigre satisfaction de ses besoins. Car la nature n’a donné à l’être humain que les forces

  1. « Combien il est préférable de subir un maître, que de vivre pauvre en qualité d’homme libre ! »