Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/185

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le souvenir nous représente comme infiniment enviable chaque heure libre de douleurs ou de privations ; c’est comme un paradis perdu, comme un ami méconnu. Mais, au contraire, nous vivons nos beaux jours sans leur accorder d’attention, et alors seulement que les mauvais arrivent, nous voudrions rappeler les autres. Nous laissons passer à côté de nous, sans en jouir et sans leur accorder un sourire, mille heures sereines et agréables, et plus tard, aux temps sombres, nous reportons vers elles nos vaines aspirations. Au lieu d’agir ainsi, nous devrions rendre hommage à toute actualité supportable, même la plus banale, que nous laissons fuir avec tant d’indifférence, que nous repoussons même impatiemment ; nous devrions toujours nous rappeler que ce présent se précipite en ce même instant dans cette apothéose du passé, où désormais, rayonnant de la lumière de l’impérissabilité, il est conservé par la mémoire, pour se représenter à nos yeux comme l’objet de notre plus ardente aspiration, alors que, surtout aux heures mauvaises, le souvenir vient lever le rideau.

Se restreindre rend heureux. Plus notre cercle de vision, d’action et de contact est étroit, plus nous sommes heureux ; plus il est vaste, plus nous nous trouvons tourmentés ou inquiétés. Car, en même temps que lui, grandissent et se multiplient les peines, les désirs et les alarmes. C’est même pour ce motif que les aveugles ne sont pas aussi malheureux que nous pourrions le croire a priori ; on peut en juger au calme doux, presque enjoué de leurs traits. Cette règle nous explique aussi en