Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/214

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prochons des images qui ne s’éloignent plus aussi facilement : car la possibilité de l’événement, d’une manière générale, est avérée, et nous ne sommes pas toujours en état d’en mesurer exactement le degré ; elle se transforme alors bien vite en probabilité, et nous voilà ainsi en proie à l’anxiété. C’est pourquoi nous ne devons considérer ce qui intéresse notre bonheur ou notre malheur qu’avec les yeux de la raison et du jugement ; il faut d’abord réfléchir sèchement et froidement, puis après n’opérer purement qu’avec des notions et in abstracto. L’imagination doit rester hors de jeu, car elle ne sait pas juger ; elle ne peut que présenter aux yeux des images qui émeuvent l’âme gratuitement et souvent très douloureusement. C’est le soir que cette règle devrait être le plus strictement observée. Car, si l’obscurité nous rend peureux et nous fait voir partout des figures effrayantes, l’indécision des idées, qui lui est analogue, produit le même résultat ; en effet, l’incertitude engendre le manque de sécurité : par là, les objets de notre méditation, quand ils concernent nos propres intérêts, prennent facilement, le soir, une apparence menaçante et deviennent des épouvantails ; à ce moment, la fatigue a revêtu l’esprit et le jugement d’une obscurité subjective, l’intellect est affaissé et « θορυβουμενος » (troublé) et ne peut rien examiner à fond. Ceci arrive le plus souvent la nuit, au lit ; l’esprit étant entièrement détendu, le jugement n’a plus sa pleine puissance d’action, mais l’imagination est encore active. La nuit prête alors à tout être et à toute chose sa teinte noire. Aussi nos pensées, au moment de nous endormir ou au