Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/218

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efforcer de nous représenter les biens que nous possédons comme ils nous apparaîtraient après les avoir perdus ; et je parle ici des biens de toute espèce : richesse, santé, amis, maitresse, épouse, enfant, cheval et chien ; car ce n’est le plus souvent que la perte des choses qui nous en enseigne la valeur. Au contraire, la méthode que nous recommandons ici aura pour premier résultat de faire que leur possession nous rendra immédiatement plus heureux qu’auparavant, et en second lieu elle fera que nous nous précautionnerons par tous les moyens contre leur perte : ainsi nous ne risquerons pas notre avoir, nous n’irriterons pas nos amis, nous n’exposerons pas à la tentation la fidélité de notre femme, nous soignerons la santé de nos enfants, et ainsi de suite. Nous cherchons souvent à égayer la teinte morne du présent par des spéculations sur des possibilités de chances favorables, et nous imaginons toute sorte d’espérances chimériques dont chacune est grosse de déceptions ; aussi celles-ci ne manquent pas d’arriver dès que celles-là sont venues se briser contre la dure réalité. Il vaudrait mieux choisir les mauvaises chances pour thèmes de nos spéculations ; cela nous porterait à prendre des dispositions à l’effet de les écarter et nous procurerait parfois d’agréables surprises quand ces chances ne se réaliseraient pas. N’est-on pas bien plus gai au sortir de quelque transe ? Il est même salutaire de nous représenter à l’esprit certains grands malheurs qui peuvent éventuellement venir nous frapper ; cela nous aide à supporter plus facilement des maux moins graves lorsqu’ils viennent effectivement nous ac-