Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/242

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conséquence, il est sage de leur faire sentir à tous, homme ou femme, qu’on peut très bien se passer d’eux ; cela fortifie l’amitié : il est même utile de laisser s’introduire parfois, dans notre attitude à l’égard de la plupart d’entre eux, une parcelle de dédain ; ils n’en attacheront que plus de prix à notre amitié. « Chi non istima, vien stimato » (Qui n’estime pas est estimé), dit finement un proverbe italien. Mais, si quelqu’un a réellement une grande valeur à nos yeux, il faut le lui dissimuler comme si c’était un crime. Cela n’est pas précisément réjouissant, mais en revanche c’est vrai. C’est à peine si les chiens supportent le trop de bienveillance, bien moins encore les hommes.

29° Les gens d’une espèce plus noble et doués de facultés plus élevées trahissent, principalement dans leur jeunesse, un manque surprenant de connaissance des hommes et de savoir-faire ; ils se laissent ainsi facilement tromper ou égarer ; tandis que les natures inférieures savent bien mieux et bien plus vite se tirer d’affaire dans le monde ; cela vient de ce que, à défaut d’expérience, l’on doit juger a priori et qu’en général aucune expérience ne vaut l’a priori. Chez les gens de calibre ordinaire, cet a priori leur est fourni par leur propre moi, tandis qu’il ne l’est pas à ceux de nature noble et distinguée, car c’est par là précisément que ceux-ci diffèrent des autres. En évaluant donc les pensées et les actes des hommes ordinaires d’après les leurs propres, le calcul se trouve être faux.

Mais même alors qu’un tel homme aura appris enfin a posteriori, c’est-à-dire par les leçons d’autrui et par sa propre expérience, ce qu’il y a à attendre des hommes ;