Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/273

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment et par conséquent de plein droit, il semble que chaque année, chaque mois, chaque jour va enfin conserver ce plein droit pour l’éternité. Mais rien ne le conserve, ce droit d’actualité, et le changement seul est la chose immuable. L’homme prudent est celui que n’abuse pas la stabilité apparente et qui prévoit, en outre, la direction dans laquelle s’opérera le prochain changement[1]. Ce qui fait que les hommes considèrent ordinairement l’état précaire des choses ou la direction de leur cours comme ne devant jamais changer, c’est que, tout en ayant les effets sous les yeux, ils ne saisissent pas les causes ; or ce sont celles-ci qui portent en elles le germe des futurs changements ; l’effet, qui seul existe à leurs yeux, ne contient rien de semblable. Ils s’attachent au résultat, et quant à ces causes qu’ils ignorent, ils supposent que, ayant pu produire l’effet, elles seront aussi capables de le maintenir. Ils ont en cela cet avantage que, lorsqu’ils se trompent, c’est toujours uni sono, d’une seule voix ; aussi la calamité que cette erreur attire sur leur tête est toujours générale, tandis que le penseur, quand il se trompe, reste, en outre, isolé. Pour le dire en passant, ceci confirme mon assertion que l’erreur provient toujours d’une con-

  1. Le hasard a un si grand rôle dans toutes les choses humaines, que lorsque nous cherchons à obvier par des sacrifices immédiats à quelque danger qui nous menace de loin, celui-ci disparaît souvent par un tour imprévu que prennent les événements, et non seulement les sacrifices faits restent perdus, mais le changement qu’ils ont amené devient lui-même désavantageux en présence du nouvel état des choses. Aussi avec nos mesures ne devons-nous pas pénétrer trop avant dans l’avenir ; il faut compter aussi sur les hasard et affronter hardiment plus d’un danger, en se fondant sur l’espoir de le voir s’éloigner, comme tant de sombres nuées d’orage.