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Page:Schopenhauer - Essai sur les apparitions et opuscules divers, 1912.djvu/166

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centaines de gens dans leur activité intellectuelle, de quelque infime sorte elle puisse être ; mais il traverse les méditations du penseur aussi douloureusement que le glaive du bourreau sépare la tête du tronc. Nul son ne pénètre aussi incisivement dans le cerveau, que le maudit claquement en question ; on y sent littéralement entrer le bout du fouet, et l’effet sur le cerveau est le même que l’attouchement sur la mimosa pudica : il n’est pas moins durable. En dépit de tout le respect dû à la sacro-sainte utilité, je ne vois pas comment un drôle qui charrie du sable ou du fumier doive obtenir par là même le privilège d’étouffer en germe dans des dizaines de milliers de têtes successives, pendant une demi-heure que dure sa tournée, chaque idée peut-être en train de naître. Les coups de marteau, les aboiements des chiens et les cris d’enfants sont épouvantables ; mais le véritable meurtrier de la pensée est le claquement du fouet. Son rôle est d’anéantir chaque bon moment de réflexion que tout être humain peut avoir par hasard çà et là. Si, pour exciter les bêtes de trait, il n’existait pas d’autre moyen que ce bruit, le plus abominable de tous, il serait excusable. Mais tout au contraire : ce maudit claquement de fouet, loin d’être nécessaire, ne sert à rien. L’action psychique sur les chevaux tentée par son aide s’émousse et cesse par suite de l’habitude qu’amène l’abus incessant de la chose ; ils n’accélèrent nullement le pas en conséquence, comme on le voit avant tout par les fiacres vides cherchant des clients, qui s’avancent le plus lentement du monde, et dont les cochers ne cessent de faire claquer leur fouet ; la plus légère impression de celui-ci sur l’animal produirait plus d’effet. Admettons cependant qu’il soit absolument indispensable de rappeler