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Page:Schopenhauer - La Pensée, 1918, trad. Pierre Godet.djvu/25

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introduction

à nous demander si ce « désintéressement » qui seul rend l’artiste capable de créer, ou ce « renoncement » du saint qui dévoue spontanément sa vie, loin d’abolir ou de diminuer l’individualité, ne sont pas précisément ses manifestations les plus hautes, les plus rares et, en somme, les plus intenses. Quand je m’oublie pour un temps dans la contemplation purement objective d’où sortira l’œuvre d’art, qu’est-ce qui, en moi, « oublie » ainsi, tout en engendrant cette œuvre ? Ou quand, pour jamais, je « renonce à moi-même », connaissant ainsi la rédemption, qu’est-ce qui, en moi, renonce ainsi et se rachète ? N’est-ce point nécessairement toujours « moi » ? Serait-ce alors… quelqu’un d’autre ? Mais peut-être est-ce là le point où, selon Schopenhauer lui-même, toute philosophie cesse et où la mystique commence.

Pour Nietzsche, négateur de toute mystique, si prodigieusement apte, en revanche, à retrouver sous la diversité de ses modes et de ses noms l’identité d’un même instinct — « trop humain » —, il dirait sans doute ici : ce fameux « désintéressement » schopenhauerien n’est rien d’autre qu’un Vouloir, c’est-à-dire un égoïsme, à ce point raffiné, spiritualisé, « sublimé », qu’il en paraît son propre contraire, un « moi » qui ne semble s’oublier ou se nier que parcequ’il se veut lui-même en toutes choses. Il se peut. Il se peut aussi, dès lors, que la beauté et la vérité soient simplement la valeur que nous attribuons aux choses, une valeur que nous créons en marquant ces choses à notre sceau, l’interprétation intellectuelle de nos volontés, de nos passions, de nos désirs. Et pourtant, quiconque s’est livré à quelque sincère enquête de l’esprit, quiconque surtout a connu, même sous sa forme la plus humble, ce qu’on peut appeler l’expérience esthétique, sait que l’idée schopenhauerienne du « désintéressement » enferme une vérité, qu’elle se fonde sur un fait de conscience certain et distinct — ce fait lui-même fût-il ici mal interprété et mal nommé. Admettons en effet qu’il faille voir avec Nietzsche une simple différence de mode ou de degré là où