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la pensée de schopenhauer

substituer cette complète intuition de l’essence du monde, qui détermine l’apaisement total du Vouloir et qui amène avec elle la résignation, le renoncement, non seulement à la vie, mais à tout ce qui en l’homme est volonté de vivre. C’est ainsi que nous voyons les plus nobles héros de la tragédie renoncer finalement pour toujours, après de longues luttes et de longues souffrances, à toutes les joies de l’existence, à tout ce qui faisait jusque-là l’objet de leur plus ardente poursuite, ou même les sacrifier de leur plein gré et avec joie.

Pour ce qui est d’exiger, en revanche, du poète tragique ce qu’on appelle la « justice poétique », cette prétention repose sur une méconnaissance totale de l’essence de la tragédie et, qui plus est, de l’essence du monde. Elle s’affirme avec impudence, trahissant d’ailleurs toute sa platitude, dans les critiques formulées par le Dr  Samuel Johnson sur les différentes pièces de Shakespeare, où il déplore avec une belle naïveté que cette justice ait été complètement négligée par le poète d’un bout à l’autre de son œuvre. Ce qui est bien le cas, en effet ; car quelle est la faute des Ophélie, des Desdémone, des Cordelia ? Mais il faut être imbu de la conception du monde platement optimiste, protestante et rationaliste, ou, plus exactement, juive, pour réclamer cette « justice