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la pensée de schopenhauer

Schopenhauer voyait une opposition d’essence : il reste que la recherche du beau ou du vrai, quels que soient ses mobiles profonds, présente des caractères et engendre des effets qui la distinguent de celle de l’agréable et de l’avantageux.

C’est là ce qu’il nous faut retenir de l’esthétique de Schopenhauer, et c’est en quoi on pourrait l’opposer avec fruit à l’envahissement du « pragmatisme » — de son vrai nom l’utilitarisme —, ce typique symptôme d’une américanisation de notre pensée qui suit de près celle de nos mœurs. Contre les barbares de l’utile et du confortable, que l’art, la philosophie, la religion intéressent pour ce qu’on peut leur « faire rendre », — s’agit-il même d’un rendement « moral » — on éprouve en effet le besoin de dresser aujourd’hui des héros de la « connaissance pure ». La vie et l’œuvre d’un Léonard de Vinci ou d’un Descartes ne témoignent-elles pas que cette « connaissance pure » est la mère de toute invention et de toute découverte, y compris celles dont profitera plus tard la pratique ? Cessons de confondre — eussent-elles même dans le tréfonds de notre être une racine commune — la passion de savoir ce qui est avec la passion de savoir ce qui sert. L’une trouve et crée ; l’autre exploite.

Cette même vertu des esprits pénétrants et probes qui permettait à Schopenhauer de distinguer au bon endroit entre intuition et raison, se retrouve dans sa façon, non point de résoudre, mais de poser et d’analyser — après Kant, qu’il déclare expressément son maître en cette matière comme en d’autres — le problème de la nécessité et de la liberté. Déterminisme absolu dans le monde des phénomènes, y compris ces phénomènes que sont les actes humains ; mystère d’une liberté strictement confinée dans le royaume intérieur, et s’attestant par ce sentiment indestructible qui nous oblige à considérer, malgré tout, nos actes comme nôtres : voilà ce qu’enseigne Schopenhauer. De même que l’eau, parce qu’elle est eau, doit bouillir à cent degrés et geler à zéro, de même que le