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la pensée de schopenhauer

quelle que soit sa métaphysique — avec les nécessités de la vie réelle et celles de sa propre nature. Si nous avons cru néanmoins devoir restreindre dans nos citations de Schopenhauer la part de la sagesse pratique, c’est simplement que cette sagesse, fondée essentiellement sur la prudence et le soupçon, visant avant tout à une certaine sorte de bien-être, celui de la sécurité, n’offre pas à nos yeux cet élément de signification généralement humaine que nous cherchions dans la pensée de notre auteur. Elle fait entrevoir l’homme privé, et c’est en quoi elle est amusante ; mais elle est l’élément en quelque sorte accidentel, transitoire et purement subjectif de sa personnalité. Au mieux, elle représente l’hygiène professionnelle, le régime spécial du philosophe protégeant d’instinct contre les atteintes d’un monde aveugle et brutal la gestation de l’enfant de son esprit ; mais, comme telle encore, elle ne nous concerne pas. En outre, si nous ne demandons pas aux maximes de vie d’un homme de cette sorte d’être humanitaires et « bienfaisantes », nous leur demandons d’enfermer un héroïsme ; et celles-ci n’ont rien d’héroïque.

Aussi bien le véritable et le grand Schopenhauer, celui chez lequel il y a du héros, n’est-il point le célibataire indéniablement égoïste, l’homme irascible et maladivement défiant, qu’on s’imagine assez bien rédigeant quelque nouvel et terrible aphorisme sur la sottise ou la perversité des hommes et les dangers de leur contact au sortir d’une altercation avec un éditeur, un aubergiste ou un cocher. Le vrai et le grand Schopenhauer, c’est le pénétrant, intègre et ferme esprit qui a su regarder en face le problème de l’être ; celui que Nietzsche, continuant de révérer la personnalité après qu’il avait « surpassé » en elle le « philosophe », louait d’avoir, en tant qu’esprit, osé demeurer libre et seul, et qu’il comparait déjà dans L’origine de la tragédie à ce Chevalier de la Mort d’Albert Dürer, qu’on voit s’avancer sans peur et sans espoir au-devant du destin.

Même de ce Schopenhauer-là, d’ailleurs, nous n’attendrons pas qu’il nous dispense « la vérité ».