Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/369

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sujet à son tour, la base du monde ; en d’autres termes, que la nature entière hors lui, tout le reste des individus, existent seulement autant qu’il se les représente ; dans sa conscience ils apparaissent uniquement à titre de représentation, leur existence n’est donc pas indépendante, elle tient à sa nature et à son existence à lui ; et en effet, que sa conscience disparaisse, et le monde pour lui disparaîtra du même coup ; pour lui, le monde existât-il, ce serait comme s’il n’existait pas. Tout individu, en tant qu’intelligence, est donc réellement et se paraît à lui-même la volonté de vivre tout entière : il voit en lui la réalité solide du monde, la condition dernière qui achève de rendre possible le monde en tant qu’objet de représentation, bref un microcosme parfaitement équivalent au macrocosme. La nature, toujours en tout point véridique, lui en donne un sentiment simple, immédiat, accompagné de certitude, qui n’exige aucune réflexion, étant primitif. Avec ces deux faits et leurs conséquences nécessaires, on explique cette singularité : que chaque individu, en dépit de sa petitesse, bien que perdu, anéanti au milieu d’un monde sans bornes, ne se prend pas moins pour centre du tout, faisant plus de cas de son existence et de son bien-être que de ceux de tout le reste, étant même, s’il consulte la seule nature, prêt à y sacrifier tout ce qui n’est pas lui, à anéantir le monde au profit de ce moi, de cette goutte d’eau dans un océan, et pour prolonger d’un moment son existence à lui. Cet état d’âme, c’est l’égoïsme, et il est essentiel à tous les êtres dans la nature ; c’est par lui, au reste, que la contradiction intime de la volonté se révèle, et sous un aspect effroyable. L’égoïsme, en effet, a pour base, pour point d’appui, cette opposition même du microcosme et du macrocosme ; il vient de ce que la volonté, pour se manifester, doit se soumettre à une loi formelle, au principe d’individuation ; par suite, elle se produit en une infinité d’individus, toujours pareille à elle-même, toujours entière, complète, avec ses deux faces {la volonté et la représentation). Ainsi chacun s’apparaît comme étant la volonté tout entière et l’intelligence représentative tout entière, tandis que les autres êtres ne lui sont donnés d’abord qu’à l’état de représentations, et de représentations à lui : aussi, pour lui, son être propre et sa conservation doivent-ils passer avant tout au monde. Pour chacun de nous, notre mort est la fin du monde ; quant à celle de nos connaissances, c’est chose assez indifférente, à moins qu’elle ne touche à quelqu’un de nos intérêts personnels. Quand la conscience atteint à son plus haut degré, c’est-à-dire chez l’homme, la douleur et la joie, par conséquent l’égoïsme, doivent, comme l’intelligence, s’élever à leur suprême intensité, et nulle part n’aura éclaté plus violemment le combat des individus, l’égoïsme en étant la cause. C’est le spectacle que nous avons sous les yeux, en grand