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critique de la philosophie kantienne

l’expression indirecte et voilée de ce vieux et simple précepte, quod tibi fieri non vis, alteri ne feceris, se rapporte donc immédiatement à ce qui est passif en nous, à la souffrance, puis médiatement seulement à l’activité : aussi pourrait-on s’en servir comme d’un guide dans l’institution politique, qui est destinée à garantir les hommes des injustices, et qui cherche à procurer à tous et à chacun la plus grande somme de bonheur ; mais en morale, où l’objet de la recherche est l’acte en tant qu’acte dans sa signification immédiate au point de vue de l’agent, et non pas les conséquences de l’acte, la souffrance, ni l’importance de l’acte par rapport à autrui, cette considération passive n’est pas admissible, puisqu’en réalité elle se ramène à une préoccupation de bonheur, c’est-à-dire à l’égoïsme.

Nous ne pouvons donc pas partager la joie qu’éprouve Kant de savoir que son principe moral n’est pas matériel, c’est-à-dire ne pose pas un objet comme motif, mais qu’il est purement formel, ce qui fait qu’il répond symétriquement aux principes purement formels que nous avons appris à connaître dans la Critique de la raison pure. San doute, au lieu d’être une loi, ce n’est que la formule pour la recherche d’une loi ; mais d’abord cette formule existait déjà plus brève et plus claire dans l’adage : quod tibi fieri non vis, alteri ne feceris ; ensuite l’analyse de cette formule montre que c’est uniquement la considération du bonheur personnel qui en fait le contenu, qu’elle ne peut servir par conséquent qu’à l’égoïsme raisonnable, source de toute institution légale.

Une autre faute encore a été relevée souvent dans le système moral de Kant, parce qu’elle choque les sentiments de tous, et Schiller l’a tournée en ridicule dans une de ses épigrammes. C’est cette affirmation pédantesque, qu’une action pour être vraiment bonne et méritoire, doit étre accomplie par pur respect pour la loi et le concept de devoir, et d’après une maxime abstraite de la raison, non point par inclination, par bienveillance pour autrui, par sympathie, par pitié, par quelque tendre mouvement du cœur : tous ces sentiments (v. Crit. de la R. prat., p. 132 ; p. 257 de l’éd. Rosenkr.) sont même très génants pour les personnes bien pensantes, car ils jettent la confusion dans leurs maximes réfléchies ; l’action doit se faire à contre cœur, en surmontant une certaine répugnance. — Si l’on remarque que l’agent n’est même pas soutenu par l’espoir d’une récompense, on mesurera toute l’étendue de cette exigence. Mais, ce qui est plus grave, cette manière de comprendre l’acte moral est tout à fait contraire à l’esprit de vertu véritable : ce n’est pas l’acte en lui-même qui est bon, c’est l’amour dont il procède, c’est la joie de l’accomplir, sans laquelle il reste lettre morte, qui en font tout le mérite. Aussi le christianisme enseigne-t-il avec raison, que toutes les œuvres extérieures sont