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le monde comme volonté et comme représentation

sans valeur, si elles ne procèdent point d’une intention généreuse, fruit de l’amour ; que ce ne sont pas les œuvres accomplies (opera operata), qui assurent le salut et la rédemption, mais la foi, l’intention généreuse que seul l’esprit saint confère, et que n’engendre pas la volonté libre et réfléchie qui n’a que la loi en vue. — Exiger avec Kant que toute action vertueuse s’accomplisse purement par respect réfléchi pour la loi et conformément à des maximes abstraites, qu’elle soit opérée froidement et contre toute inclination, équivaudrait à dire qu’une véritable œuvre d’art doit naître de l’application réfléchie des règles esthétiques. À la question déjà traitée par Platon et Sénèque, si la vertu peut s’enseigner, il faut répondre négativement. On se décidera enfin à reconnaître ce fait, qui d’ailleurs a donné naissance à la théorie chrétienne des élus de la grâce, à savoir que dans leur essence intime principale, la vertu comme le génie sont dans une certaine mesure innés ; que si les forces réunies de tous les professeurs d’esthétique sont impuissantes à conférer à quelqu’un la faculté de produire des œuvres de génie, c’est-à-dire de véritables œuvres d’art, il sera également impossible à tous les professeurs de morale, à tous les prédicateurs de vertus, de faire d’un caractère vil un caractère noble et vertueux, impossibilité qui est plus manifeste encore que celle de la transmutation du plomb en or ; et la recherche d’une morale et d’un principe moral suprême qui aient pour but d’agir sur l’humanité, de la transformer et de l’améliorer, ne peut se comparer qu’à la recherche de la pierre philosophale. — Quant à la possibilité d’un changement d’esprit complet de l’homme (renaissance), non point par une connaissance abstraite (morale), mais par une connaissance intuitive (action de la grâce), nous en parlons longuement à la fin de notre quatrième livre. Le contenu de ce livre me dispense d’ailleurs d’insister plus longtemps sur ce sujet.

Kant n’a nullement pénétré le sens véritable du contenu moral des actions : c’est ce qui ressort encore de sa théorie du souverain bien, comme union nécessaire de la vertu et du bonheur, celle-là rendant l’être digne de celui-ci. Au point de vue logique d’abord on peut objecter à Kant que le concept de dignité qui esi ici décisif, suppose une morale déjà faite qui le fonde, que par conséquent ce n’est pas de lui qu’il fallait partir. Il résulte de notre quatrième livre que toute vertu véritable, après avoir atteint son degré suprême, aboutit finalement à un renoncement complet, où toute volonté trouve un terme ; le bonheur, au contraire, c’est la volonté satisfaite : vertu et bonheur sont donc essentiellement inconciliables. Celui que mon exposition aura convaincu, sera amplement édifié par là même sur la fausseté des vues de Kant touchant le souverain bien. Et indépendamment de cette exposition positive, je n’en ai pas de négative à donner.