Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 2, 1913.djvu/167

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
164
théorie sur la représentation intuitive

ou leur durée, par l’intermédiaire de la mesure. Les perceptions visuelles en revanche sont surtout et principalement dans l’espace ; ce n’est que d’une façon toute secondaire, par l’intermédire de la durée, qu’elles sont aussi dans le temps.

La vue est le sens de l’entendement, qui est intuitif, et l’ouïe est le sens de la raison, qui pense et qui conçoit. Les mots ne sont représentés qu’imparfaitement par des signes visuels. Aussi je doute qu’un sourd-muet, qui peut lire, mais qui n’a aucune représentation du son des mots, puisse exécuter toutes les opérarations de la pensée, avec de simples signes visuels, aussi promptement que nous autres avec des mots réels, c’est-à-dire que nous pouvons entendre. Quand il ne peut pas lire, c’est un fait d’expérience qu’il ressemble presque à une brute sans raison, au lieu que l’aveugle-né est, dès le début, un être tout à fait raisonnable.

La vue est un sens actif, tandis que l’ouïe est passive. C’est pourquoi les sons agissent avec violence et pour ainsi dire d’une façon hostile sur notre esprit, et cela d’autant plus, que l’esprit est plus actif et plus développé ; ils bouleversent nos pensées, et troublent momentanément la réflexion. Au contraire, il n’existe pas pour l’œil de trouble analogue, il n’y a pas une action immédiate de la chose vue, en tant que telle, sur les opérations de l’esprit (naturellement il n’est pas question ici de l’influence des objets vus sur la volonté) mais la complexité infinie des choses qui sont sous nos yeux, n’arrête en rien le jeu de la pensée, elle la laisse parfaitement tranquille. Il résulte de tout ceci que l’œil est perpétuellement en paix avec l’esprit qui réfléchit, tandis que c’est le contraire pour l’oreille. Cette opposition des deux sens se vérifie encore par ce fait que les sourds-muets, guéris par le galvanisme, s’effrayent et pâlissent au premier son qu’ils entendent (Gilbert, Annales de Physique, vol. X, p. 382), tandis que les aveugles opérés reçoivent avec joie le premier rayon de lumière, et ne se laissent poser qu’à regret un bandeau sur les yeux. Tout ce que nous venons de dire pour l’ouïe s’explique par l’ébranlement du nerf acoustique, qui se propage sans interruption jusqu’au cerveau, au lieu que le fait de voir est réellement une action de la rétine, excitée et provoquée par la lumière et ses modifications ; c’est ce que j’ai montré tout au long dans ma théorie physiologique des couleurs. J’y contredis absolument cette impudente théorie, si répandue aujourd’hui, d’une espèce d’être coloré qui viendrait frapper la rétine, théorie qui réduit la sensation lumineuse de l’œil à un ébranlement mécanique, comme il arrive pour l’ouïe, tandis qu’il n’y a rien de plus différent que cette action douce et silencieuse de la lumière, et le tambour d’alarme de l’oreille. Ajoutons encore cette particularité, c’est que, bien que nous ayons deux oreilles dont la sensibilité est sou-