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théorie sur la représentation intuitive

Goëthe, Jean-Paul étaient extrêmement sensibles au bruit, comme en témoignent leurs biographes. Goëthe acheta, dans les dernières années de sa vie, une maison tombant en ruine et située à côté de la sienne, uniquement pour ne plus entendre le bruit des réparations. C’est en vain que dans sa jeunesse il suivait le tambour pour s’endurcir au fracas : ce n’est pas là affaire d’habitude.

En revanche, c’est une chose étonnante que l’indifférence vraiment stoïque avec laquelle les cerveaux ordinaires supportent le bruit ; qu’ils pensent, qu’ils lisent ou qu’ils écrivent, rien ne peut les troubler, tandis que les cerveaux d’élite en deviennent incapables de tout travail. Mais ce qui les rend si insensibles aux bruits de toutes sortes, les rend également insensibles à la beauté dans les arts plastiques, à la profondeur de la pensée ou à la finesse de l’expression dans les arts du discours, bref à tout ce qui ne les intéresse pas personnellement. Au sujet de l’action paralysante qu’exerce au contraire le bruit sur les esprits d’élite, citons la remarque suivante de Lichtemberg, qui trouve ici sa place. « C’est toujours un bon signe, quand un artiste est empêché par des riens d’exercer son art comme il faut. F… plongeait ses doigts dans de la poudre de lycopode, lorsqu’il voulait jouer du piano… Des esprits moyens ne sont pas empêchés par de telles vétilles. Ce sont des cribles à larges trous. » (Mélanges, 1, p. 398.)

Pour moi, je nourris depuis longtemps l’idée que la quantité de bruit qu’un homme peut supporter sans en être incommodé, est en raison inverse de son intelligence, et par conséquent peut en donner la mesure approchée. Aussi lorsque j’entends, dans la cour d’une maison, les chiens aboyer pendant une heure, sans qu’on les fasse taire, je sais déjà à quoi m’en tenir sur l’intelligence du propriétaire. Celui qui fait claquer habituellement les portes, au lieu de les fermer avec la main, ou qui le tolère dans sa maison, est non seulement un homme mal élevé, mais encore une nature grossière et bornée. « Sensible » en anglais signifie également « intelligent », et ce sens-là procède d’une remarque très fine et très juste. Nous ne serons complètement civilisés que le jour où les oreilles seront libres, elles aussi, et où l’on n’aura plus le droit, à mille pas à la ronde, de venir troubler la conscience d’un être qui pense, par des sifflements, des cris, des hurlements, des coups de marteaux ou de fouets, des aboiements etc. Les Sybarites bannissaient hors de leur ville tous les métiers bruyants ; et la respectable secte des Shakers, dans le nord de l’Amérique, ne souffre aucun bruit inutile dans les villages ; on raconte la même chose des frères moraves. — Mais on en trouvera. plus long sur cette question dans le XXXe chapitre du IIe volume des Parerga.

La nature passive de l’ouïe, que nous venons d’exposer, explique