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sur la connaissance a priori

de l’intuition et c’est ce qui a amené Plotin (Ennéade II, liv. IV, c. viii et ix) et Giordano Bruno (Della causa, dial. 4) à soutenir l’opinion paradoxale que la matière n’a pas d’étendue, puisque celle-ci est inséparable de la forme, et que par conséquent elle est incorporelle. Cependant Aristote avait déjà montré qu’elle n’est pas un corps, quoique corporelle : σῶμα μέν οὐϰ ἂν εἴη, σωματιϰὴ δέ (Stob. Ecl. lib. II c. xii, § 5). En réalité, nous pensons la matière pure comme une simple activité, in abstracto, indépendamment du genre de cette activité, c’est-à-dire comme la causalité pure elle-même ; et comme telle elle n’est pas objet, mais condition d’expérience, comme l’espace et le temps. Voilà pourquoi, dans la table que nous donnons ici de nos connaissances pures a priori, la matière a pu prendre la place de la causalité, et figure, à côté de l’espace et du temps, comme la troisième forme pure, inhérente à notre intellect.

Cette table contient l’ensemble des vérités fondamentales, qui ont leur racines dans notre connaissance intuitive a priori, envisagées comme des principes premiers, indépendants les uns des autres ; j’y laisse de côté les éléments spéciaux, qui constituent le contenu de l’arithmétique et de la géométrie, et tout ce qui résulte seulement de la combinaison et de l’emploi de ces connaissances formelles, comme ce qui constitue les Éléments métaphysiques de la nature exposés par Kant, — ouvrage auquel cette table peut en quelque façon servir de propédeutique et d’introduction, auquel elle se rattache par conséquent d’une manière immédiate. J’ai eu surtout en vue dans cette table l’étonnant parallélisme qu’il y a entre nos connaissances a priori, ce fondement premier de toute expérience, et particulièrement le fait que la matière (de même que la causalité), — et c’est ce que j’ai démontré dans le ch. iv du 1er volume, — doit être considérée comme une synthèse, ou, si l’on veut, comme une combinaison de l’espace et du temps. Et en effet nous trouvons que la philosophie de Kant est pour l’intuition pure de l’espace et du temps réunis, ce que la géométrie est pour l’intuition pure de l’espace, et ce que l’arithmétique est pour celle du temps : car la matière est avant tout ce qui est immobile dans l’espace. Le point mathématique ne peut être conçu comme quelque chose de mobile, ainsi qu’Aristote l’a déjà fait voir (Phys., VI, 10). Ce philosophe lui-même nous a déjà transmis un premier modèle d’une science de ce genre, en déterminant dans le Ve et le VIe livre de la Physique les lois du repos et du mouvement.

Maintenant on peut considérer cette table à la façon qu’on voudra, ou bien comme un recueil des lois éternelles du monde, et partant comme la base d’une ontologie ; ou bien comme un chapitre de la physiologie du cerveau, suivant qu’on se place au point de vue réa-