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de la connaissance rationnelle

repose sur le principe suivant : Toute notre conscience, avec sa perception interne et externe, a pour forme le temps. Les concepts au contraire, en tant que représentations générales obtenues par abstraction et différentes de tous les objets particuliers, ont, à ce titre, une certaine existence objective, qui ne rentre pas pourtant dans une série temporelle. Aussi, pour se présenter immédiatement à la conscience individuelle, c’est-à-dire pour pouvoir être intercalés dans une série temporelle, et d’une certaine façon, pour revenir à l’état d’objets particuliers, doivent-ils être individualisés et à cet effet rattachés à une représentation sensible : cette représentation, c’est le mot. Le mot est donc le signe sensible du concept, et comme tel, le moyen nécessaire pour le fixer, c’est-à-dire pour le rendre présent à la conscience, qui est attachée à la forme du temps. Ainsi s’établit un lien entre la Raison, dont les objets purement généraux sont des universaux qui ne connaissent ni temps ni lieu, et la conscience sensible attachée au temps, et à ce titre purement animale. C’est seulement grâce à ce moyen, que nous pouvons reproduire à volonté, évoquer et conserver nos concepts, et effectuer les opérations correspondantes, comme de juger, conclure, comparer, déterminer. Sans doute, il arrive quelquefois que les concepts occupent la conscience indépendamment de leurs signes, car parfois nous parcourons si vite la chaîne de nos idées, que nous n’aurions pas le temps d’y placer les mots. Mais ce sont là des exceptions, qui supposent un long exercice de l’intelligence, lequel n’était possible que par le langage. Il nous est facile, par l’exemple des sourds-muets, de voir combien l’emploi de la Raison est subordonné au langage ; quand on ne leur a appris aucune espèce de langage, ils montrent à peine plus d’intelligence que les orangs-outangs ou les éléphants ; car ils n’ont guère la Raison qu’en puissance ; ils ne l’ont pas en acte.

Parole et langage, voilà donc les instruments indispensables de toute pensée claire. Mais comme tout moyen, comme toute machine, ces instruments sont en même temps une gêne et une entrave. Le langage en est une, parce qu’il contraint à entrer dans certaines formes fixes, les nuances infinies de la pensée toujours instable, toujours en mouvement : et en les fixant, il leur ôte la vie. On peut tourner en partie cet inconvénient, en apprenant plusieurs langues. En effet, en passant d’une forme dans une autre, la pensée se modifie, et se débarrasse de plus en plus de son enveloppe et ainsi son essence intime se manifeste plus clairement, et elle recouvre sa mobilité originelle. Mais les langues anciennes sont bien plus capables que les modernes de nous rendre ce service. La grande différence qu’il y a entre celles-là et celles-ci fait que la pensée exprimée en une langue ancienne doit revêtir dans une