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des rapports de l’intuitif et de l’abstrait

des bévues, si cette connaissance intuitive lui manque. Toute connaissance abstraiLe en effet ne donne que des principes généraux et des règles ; le cas particulier n’est presque jamais exactement défini par la règle ; de plus, il faut que la mémoire intervienne à temps, et elle le fait rarement ; puis, la règle une fois retrouvée, on forme la mineure avec le cas particulier donné, et on tire enfin la conclusion. Avant que tout ce beau raisonnement soit fini, l’occasion a eu le temps de devenir chauve, et nos excellents principes ne servent plus qu’à nous faire mesurer l’énormité de notre faute. Cependant avec du temps, de l’expérience et de la pratique, ces tâtonnements nous procurent petit à petit la science du monde ; c’est pourquoi les règles abstraites, pourvu qu’on ne les sépare point de l’expérience, peuvent donner de bons résultats. Au contraire, la connaissance intuitive, qui ne saisit jamais que le particulier, est en rapport immédiat avec le cas présent. La règle, le cas donné, l’application, c’est tout un pour elle, et le cas une fois posé, l’acte suit immédiatement. De là vient que, dans la vie, le savant, qui l’emporte par la richesse des connaissances abstraites, est si souvent inférieur à l’homme du monde, dont la supériorité consiste dans une parfaite connaissance intuitive, qu’ont élaborée en lui des dispositions naturelles et une riche expérience. Il y a toujours entre les deux modes de connaissance le même rapport qu’entre l’argent et le papier-monnaie ; mais, de même qu’il y a certains cas où le papier est préférable à l’argent, il y a aussi des choses et des cas pour lesquels il vaut mieux employer la connaissance abstraite que la connaissance intuitive. Si, par exemple, une idée a réglé notre conduite dans une circonstance donnée, elle a le privilège, une fois saisie, d’être immuable ; guidés par elle, nous nous mettons à l’œuvre en toute sûreté ! Seulement cette sûreté du concept, du côté subjectif, est compensée par son incertitude du côté objectif. Le concept en effet peut être absolument faux et dépourvu de fondement ; ou bien l’objet proposé ne rentre pas sous sa catégorie ; il appartient à une tout autre espèce, ou n’appartient pas tout à fait à la même. Si nous nous apercevons brusquement de cette discordance, et cela aussi dans un cas donné, nous voilà déconcertés ; si nous ne nous en apercevons pas, ce sont les conséquences qui nous en instruisent. C’est pourquoi Vauvenargues a dit : « Personne n’est sujet à plus de fautes, que ceux qui n’agissent que par réflexion ». Est-ce au contraire l’intuition des objets proposés et de leurs rapports, qui dirige immédiatement notre conduite ? alors nous chancelons facilement à chaque pas ; car l’intuition est éminemment sujette à se modifier, elle est ambiguë, elle renferme en elle une infinie complexité, et montre plusieurs faces les unes après les autres ; aussi n’agissons-nous pas avec une