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doctrine de la représentation abstraite

entière confiance. Seulement l’incertitude subjective est compensée par la sûreté objective ; car ici il n’y a aucun concept entre l’objet et nous ; nous ne le perdons pas des yeux ; si donc nous voyons bien ce qui est devant nous et ce que nous faisons, il est immanquable que nous marchions droit. Notre conduite n’est donc parfaitement sûre que lorsqu’elle est guidée par un concept, dont le fondement et la solidité nous sont connues, et qui est applicable au cas donné. Cette conduite peut dégénérer en pédanterie ; celle au contraire qui s’en rapporte à l’impression intuitive peut devenir de la légèreté ou de la folie.

L’intuition n’est pas seulement la source de toute connaissance, elle est la connaissance même (ϰατ’ἐξοχην) ; c’est la seule qui soit inconditionnellement vraie, la seule pure, la seule qui mérite vraiment le nom de connaissance, car c’est la seule qui nous fasse voir à proprement parler, la seule que l’homme s’assimile réellement, qui le pénètre tout entier, et qu’il puisse appeler vraiment sienne. Les concepts au contraire se développent artificiellement ; ce sont des pièces de rapport. Dans mon quatrième livre, on peut voir la vertu sortir proprement de la connaissance intuitive ; il n’y a en effet, pour révéler notre véritable caractère dans ce qu’il a de profondément immuable, que les actes qui découlent immédiatement de la connaissance intuitive, et qui par conséquent sont l’œuvre originale de notre propre nature. Il n’en est pas de même des actes qui procèdent de la réflexion et de ses maximes ; ils sont souvent opposés à notre caractère, et partant n’ont pas de fondement solide en nous. Mais aussi la sagesse, la vue nette des choses, le coup d’œil juste, la rectitude du jugement, toutes ces qualités dépendent de la façon dont l’homme perçoit le monde intuitif, et non pas seulement de son savoir, c’est-à-dire de ses concepts abstraits. De même que le fonds réel, l’essence proprement dite de toute science ne consiste point dans les preuves ni dans ce qui se prouve, mais uniquement dans ce qui est indémontrable, dans cela même sur quoi les preuves s’appuient, et qui n’est saisi que par l’intuition ; de même aussi le fonds de la vraie sagesse, la vraie science de chacun n’est point enfermée dans des concepts, dans un savoir abstrait, elle est tout entière dans l’intuition et dans le degré de pénétration, de justesse et de profondeur avec lequel il a saisi cette intuition. Quiconque y excelle connaît l’Idée du monde et de la vie (au sens platonicien) ; chaque cas qu’il a perçu lui en représente une foule d’autres ; tous les jours il connaît mieux les êtres dans leur vraie nature, et sa conduite, comme son jugement, correspond à la vue qu’il en a. Petit à petit son visage devient plus intelligent, il annonce le coup d’œil juste, la vraie raison, et, au plus haut degré, la sagesse. Car c’est seulement la supériorité dans la connaissance intuitive qui