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des rapports de l’intuitif et de l’abstrait

imprime un caractère particulier aux traits du visage. Il n’en est pas de même de la connaissance abstraite. En conséquence, on peut trouver des hommes d’une réelle supériorité intellectuelle dans toutes les classes de la société, bien que souvent ils soient totalement dépourvus de science. Car l’entendement naturel peut suppléer à la culture, presque à tous ses degrés, mais aucune espèce d’éducation ne remplace l’entendement naturel. Le savant, lui, a sur les autres l’avantage de posséder tout un trésor d’exemples et de faits (connaissances historiques), et de déterminations causales (sciences naturelles) ; les divers éléments de la science s’enchaînent en lui et s’ordonnent admirablement ; mais avec cela il n’a pas une vue suffisamment juste et profonde de ce qui est l’essence même de ces exemples, de ces faits et de ces rapports de causalité. L’ignorant qui a le coup d’œil vif et pénétrant sait se passer de toutes ces richesses avec beaucoup d’argent on mène grand train, avec peu on se suffit. Un seul cas tiré de sa propre expérience, l’instruit plus que mille cas ne peuvent faire le savant : celui-ci les connait bien, mais il ne les comprend pas véritablement : car la science de cet ignorant, si mince qu’elle soit, est vivante, en ce sens que tout ce qu’il connaît s’appuie sur une intuition juste et compréhensible, si bien qu’un fait connu lui en représente mille semblables. Au contraire le savoir considérable du savant ordinaire est mort ; car il consiste, sinon en une science toute verbale, — et c’est souvent le cas, — du moins en connaissances purement abstraites ; or ces connaissances tirent toute leur valeur de la connaissance intuitive du particulier ; c’est là-dessus qu’elles s’appuient, et c’est cette connaissance intuitive qui donne leur réalité aux concepts. Mais l’intuition manque au savant ; aussi sa tête ressemble-t-elle à une banque dont les assignations dépassent plusieurs fois le véritable fonds. Elle fait banqueroute. Aussi, tandis qu’une vue adéquate du monde intuitif imprime parfois le sceau de la sagesse au front d’un ignorant, il arrive par contre que les longues études du savant ne laissent d’autres traces sur son visage que celles de l’épuisement et de la fatigue. La faute en est à la tension excessive de sa mémoire, à ses efforts contre nature pour amasser une science morte, à l’aide de vains concepts ; il en arrive ainsi à voir les choses d’une façon si étroite, si bornée, si sotte, qu’il faut en conclure ceci : c’est que cet effort de l’intelligence appliqué à la connaissance médiate des concepts a pour effet direct d’affaiblir la connaissance intuitive immédiate ; et que la justesse naturelle du coup d’œil est offusquée et comme éblouie peu à peu par la lumière des livres. D’ailleurs ce torrent perpétuel des pensées d’autrui doit arrêter le cours de nos pensées à nous ;