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des rapports de l’intuitif et de l’abstrait

il doit renoncer. Ce sentiment éclate dans ces belles plaintes de Byron :

Jamais plus, — jamais plus, — oh jamais plus sur moi
Ne tombera, semblable à la rosée, cette fraîcheur du cœur,
Qui de toutes les gracieuses choses que nous voyons,
Sait tirer de belles et neuves émotions.
Le cœur les contient-il comme la ruche, le miel ?
— Crois-tu que ce miel soit l’œuvre des choses ?
— Oh non, ce n’est pas en elles, c’est en nous qu’est le pouvoir
De doubler la suavité des fleurs.

J’espère, par tout ce qui précède, avoir mis en lumière cette vérité importante, que toute connaissance abstraite, de même qu’elle sort de la connaissance intuitive, n’a aussi de valeur que par son rapport avec cette connaissance ; c’est-à-dire que les concepts de la connaissance abstraite ou leurs représentations partielles doivent se réaliser dans l’intuition, y chercher leur confirmation ; semblablement enfin, c’est à la qualité de cette intuition que tout se ramène en dernière analyse. Les concepts et abstractions qui ne finissent point par mener à des intuitions, ressemblent à ces chemins qui se perdent dans les forêts sans aboutir nulle part. En quoi, en effet, consiste la grande utilité des concepts ? En ce que grâce à eux on peut manier, examiner et ordonner plus aisément la matière première de la connaissance : pourtant, quelle que soit la complication des opérations logiques et dialectiques accomplies avec les concepts, jamais ceux-ci ne pourront donner naissance à une connaissance tout à fait originale et neuve, c’est-à-dire à une connaissance dont la matière ne soit point déjà donnée dans l’intuition ou bien puisée dans la conscience. Tel est le vrai sens de la doctrine attribuée à Aristote : Nihil est in intellectu nisi quod antea fuerit in sensu ; tel est précisément aussi le sens de la philosophie de Locke, laquelle fera éternellement époque dans la philosophie ; car elle a enfin mis sérieusement à l’ordre du jour la question de l’origine de nos connaissances.

C’est également, en somme, ce qu’enseigne la Critique de la Raison pure. Elle aussi, en effet, veut que l’on ne s’en tienne point aux concepts, et que l’on remonte à leur origine, c’est-à-dire à l’intuition ; mais elle ajoute une juste et importante remarque, à savoir, que ce qui est vrai de l’intuition elle-même s’étend également aux conditions subjectives de l’intuition, c’est-à-dire aux formes qui sont préalablement constituées à titre de fonctions naturelles dans un cerveau percevant et pensant ; mais il n’en reste pas moins vrai que celles-ci sont antérieures, tout au moins virtuellement, à l’in-