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doctrine de la représentation abstraite

tuition sensible réelle, c’est-à-dire qu’elles sont a priori, qu’elles ne dépendent point de l’intuition sensible, mais qu’au contraire l’intuition sensible dépend d’elles : en effet, les formes n’ont d’autre but ni d’autre utilité que de faire naître l’intuition sensible à la suite des excitations produites dans les nerfs sensoriels ; d’ailleurs l’intuition sensible doit elle-même à son tour devenir matière, et il est d’autres formes qui sont destinées à tirer de cette nouvelle matière les pensées abstraites. Aussi la Critique de la Raison pure se rattache à la philosophie de Locke comme l’analyse infinitésimale à la géométrie élémentaire ; toujours est-il qu’il faut la considérer comme la vraie continuation de la philosophie de Locke. Par suite la matière donnée de toute philosophie n’est autre que la conscience empirique, laquelle se réduit à la conscience de notre propre moi (Selbstbewusstsein) et à la conscience des autres choses. Telle est, en effet, la seule donnée immédiate, la seule donnée qui soit réellement une donnée. Au lieu de partir de là, il est des philosophies qui prennent pour point de départ des concepts abstraits arbitrairement choisis, tels que l’Absolu, la Substance absolue, Dieu, l’Infini, le Fini, l’Identité absolue, l’Être, l’Essence et d’autres encore ; toute philosophie de ce genre flotte entre ciel et terre, sans point d’appui, et par suite elle ne peut conduire à aucun résultat réel. Pourtant les philosophes de tous les temps ont fondé leurs essais sur des concepts de ce genre ; Kant lui-même de temps en temps, plutôt par habitude acquise et par routine que par méthode, définit encore la philosophie une science tirée des simples concepts. Or, quelle serait à proprement parler la prétention d’une telle science ? sinon d’obtenir avec des représentations mutilées — les abstractions ne sont point autre chose — ce qu’il est impossible de trouver dans les intuitions, c’est-à-dire dans les représentations complètes dont on tire les concepts par voie d’élimination. Ce qui peut faire naître cette illusion, c’est qu’avec les concepts on peut toujours faire des raisonnements, et que dans le raisonnement on obtient un nouveau résultat en combinant des jugements ; toutefois ce résultat est beaucoup plus apparent que réel car le raisonnement se borne à mettre en lumière ce qui était déjà implicitement contenu dans les jugements donnés, et il est impossible que la conclusion contienne plus que les prémisses. Les concepts sont à coup sûr les matériaux de la philosophie, mais ils ne sont que cela, comme les blocs de marbre sont les matériaux de l’architecte : la philosophie doit travailler non d’après eux, mais sur eux, c’est-à-dire qu’elle doit déposer en eux ses résultats, mais non point partir d’eux comme d’une donnée. Veut-on avoir un exemple éclatant de la marche à rebours accomplie par ceux qui partent des simples concepts ? Que l’on considère