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CHAPITRE VIII
À PROPOS DE LA THÉORIE DU RIDICULE[1]

C’est sur le contraste que j’ai expressément signalé et mis en lumière dans les chapitres précédents, entre les représentations intuitives et les représentations abstraites, que repose également ma théorie du ridicule ; aussi les quelques remarques explicatives que j’ai cru devoir ajouter à cette théorie trouvent-elles leur place à cet endroit, bien que l’ordre même du texte les renvoyât plus loin.

Cicéron déjà avait reconnu la nécessité d’une explication universellement valable de l’origine du rire, et conséquemment de sa signification propre ; mais ce problème lui paraissait insoluble (De orat., II, 58). L’essai le plus ancien, à ma connaissance, de fournir une explication psychologique du rire, se trouve dans le livre de Hutcheson, Introduction into moral philosophy (livre I, ch. i, § 14.) Un écrit postérieur, paru sans nom d’auteur, le Traité des causes physiques et morales du rire, 1768, a le mérite de poser nettement la question. Platner a rassemblé dans son Anthropologie, § 894, les opinions des philosophes qui, de Hume à Kant, ont tenté d’expliquer ce phénomène propre à la nature humaine. On connaît les théories du ridicule dans Kant et Jean Paul. Je tiens pour inutile d’en montrer le caractère erroné ; il suffit, en effet, de chercher à y ramener quelques cas donnés de choses ridicules, pour se convaincre qu’elles sont insuffisantes à en expliquer la plupart.

Conformément à l’explication que j’en ai fournie dans mon premier volume, l’origine du ridicule est toujours dans la subsomption paradoxale et conséquemment inattendue d’un objet sous un concept hétérogène, et le phénomène du rire révèle toujours la perception subite d’un désaccord entre un tel concept et l’objet réel qu’il sert à représenter, c’est-à-dire entre l’abstrait et l’intuitif. Plus ce désaccord paraîtra frappant à la personne qui rit, plus vif sera son rire. Donc tout ce qui excite le rire renferme deux éléments, un concept et quelque chose de particulier, objet ou événement ; cet objet particulier peut sans doute être subsumé sous ce concept, et pensé par son entremise ; mais à un autre

  1. Ce chap. se rapporte au § 13 du Ier tome.