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doctrine de la représentation abstraite

point de vue, essentiel celui-là, il n’en relève aucunement, et au contraire est radicalement distinct des objets que ce concept représente à l’ordinaire. Si, comme cela est souvent le cas pour les traits d’esprit, au lieu d’un objet réel et intuitif, nous avons affaire à un concept spécifique subordonné à un concept générique, ce concept n’excitera le rire que lorsque l’imagination l’aura réalisé, c’est-à-dire remplacé par un substitut intuitif, et que, de la sorte, aura lieu le conflit entre la représentation conceptuelle et la représentation intuitive.

Bien plus, si l’on veut avoir une explication complète, on peut ramener tout cas de rire à un syllogisme de la première figure, où la majeure est incontestable, où la mineure a un caractère inattendu et n’est parvenue à se glisser que par une sorte de chicane ; et c’est en raison de la relation établie entre ces deux propositions que la conclusion est affectée d’un caractère ridicule.

Je n’ai pas jugé à propos, dans le premier tome, d’éclaircir cette théorie par des exemples. Chacun, pour peu qu’il réfléchisse aux cas où il se souvient d’avoir ri, peut faire ce travail. Toutefois, je vais m’en charger moi-même, pour venir en aide à la paresse d’esprit de ceux de mes lecteurs qui tiennent à demeurer passifs. Je multiplierai même et j’accumulerai les exemples dans cette troisième édition, afin de démontrer d’une manière incontestable qu’enfin, après tant de tentatives stériles, la vraie théorie du ridicule est établie et que le problème posé par Cicéron, et abandonné par lui, est définitivement résolu.

Nous savons que, pour former un angle, il faut deux lignes qui se rencontrent : ces deux lignes prolongées se coupent. La tangente, elle, ne touche la circonférence qu’en un seul point, auquel point elle lui est en réalité parallèle, de sorte que nous avons la conviction abstraite de l’impossibilité d’un angle entre la circonférence et la tangente.

Il est évident que, voyant un tel angle exister sur le papier, nous ne pourrons pas nous empêcher de sourire. Sans doute le ridicule, dans ce cas est très faible ; en revanche on voit, à n’en pouvoir douter, qu’il naît précisément du contraste entre la représentation abstraite et l’intuition. Suivant que nous passerons du réel, c’est-à-dire de l’intuitif, au concept, ou inversement du concept au réel, et que ces deux éléments ne s’accorderont pas, il naîtra soit un calembour, soit une absurdité, soit même, et surtout dans la vie pratique, une insanité. Considérons d’abord des exemples de ce qu’on appelle « l’esprit ». Tout le monde connaît l’anecdote de ce Gascon qui, par un froid rigoureux, se présenta devant son roi dans une tenue d’été fort légère. Le roi se mit à rire. « Eh ! lui dit notre Gascon, si Votre Majesté avait mis ce que j’ai mis, elle se croirait