Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 2, 1913.djvu/23

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
20
le monde comme volonté et comme représentation

régénère en un véritable jeu ; il va jusqu’à faire ouvertement violence à la vérité par amour de la symétrie, se comportant avec elle comme faisaient avec la nature les anciens dessinateurs des jardins français : leurs œuvres se composent d’allées symétriques, de carrés et de triangles, d’arbres en pyramides ou en boules, de haies taillées suivant des courbes régulières. Donnons à l’appui quelques exemples.

Kant commence par traiter isolément de l’espace et du temps ; sur le contenu de l’espace et du temps, sur ce monde de l’intuition dans lequel nous vivons et où nous sommes, il se tire d’affaire au moyen de la formule suivante, formule qui ne signifie rien du tout : « Le contenu empirique de l’intuition nous est donné », dit-il. Tout aussitôt il passe d’un seul bond au fondement logique de toute sa philosophie, au tableau des concepts. De ce tableau il tire une douzaine de catégories, pas une de plus, pas une de moins ; elles sont symétriquement rangées sous quatre étiquettes différentes ; dans le cours de l’ouvrage, ces subdivisions deviendront un instrument redoutable, un véritable lit de Procuste ; il y fera entrer bon gré, mal gré, tous les objets du monde et tout ce qui se produit dans l’homme : il ne reculera devant aucune violence ; il ne rougira d’aucun sophisme, pourvu qu’il puisse reproduire partout la symétrie du tableau. La première classification dressée conformément à ce tableau est le tableau physiologique a priori[1] des principes généraux des sciences naturelles, savoir : les axiomes de l’intuition, les anticipations de la perception, les analogies de l’expérience, et les postulats de la pensée empirique en général. De ces principes les deux premiers sont simples ; les deux derniers, au contraire, se divisent symétriquement chacun en trois branches. Les simples catégories sont ce qu’il appelle des concepts ; quant aux principes des sciences naturelles, ce sont des jugements. Se guidant toujours sur la symétrie, ce fil d’Ariane qui doit le conduire à toute sagesse, il va maintenant montrer comment, grâce au raisonnement, la série des catégories porte ses fruits, et cela toujours avec la même régularité. Tout à l’heure il avait appliqué les catégories à la sensibilité, et il expliquait ainsi la genèse de l’expérience et de ses principes a priori, lesquels constituent l’entendement ; maintenant il applique le raisonnement aux catégories, opération toute rationnelle, puisque l’on attribue à la raison la tâche de chercher l’inconditionné : et c’est de là que procèdent les idées de la raison, suivant l’évolution que voici : les trois catégories de la relation fournissent au raisonnement trois espèces de majeures possibles, ni plus ni moins ; chacune de ces trois

  1. « Reine physiologische Tafel. »