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critique de la philosophie kantienne

plète, définitive, et il s’en tient là. « Mieux nous concevons une chose, dit Descartes dans sa cinquième lettre, plus nous sommes portés à l’exprimer sous une forme unique[1]. » L’obscurité que Kant mit parfois en son exposition fut surtout fâcheuse par le mauvais exemple qu’elle donna ; les imitateurs imitèrent le défaut du modèle (exemplar vitiis imitabile) et ils firent un usage déplorable de ce dangereux précédent. Kant avait forcé le public à se dire que les choses obscures ne sont pas toujours dépourvues de sens : aussitôt les philosophes dissimulèrent le non-sens sous l’obscurité de leur exposition. Fichte le premier s’empara de ce nouveau privilège et l’exploita en grand ; Schelling en fit au moins autant, puis une armée de scribes affamés dépourvus d’esprit et d’honnêteté se hâta de surpasser Fichte et Schelling. Pourtant on n’était pas encore au comble de l’impudence ; il restait des non-sens plus indigestes à nous servir, du papier à barbouiller avec des bavardages plus vides et plus extravagants encore réservés jusqu’alors aux seules maisons de fous : Hegel parut enfin, auteur de la plus grossière, de la plus gigantesque mystification qui fut jamais ; il obtint un succès que la postérité tiendra pour fabuleux et qui restera comme un monument de la niaiserie allemande. C’est en vain qu’un contemporain, Jean-Paul, avait écrit dans son Æsthetische Nachschule le beau paragraphe sur la consécration de la folie philosophique dans la chaire et de la folie poétique sur le théâtre ; c’est aussi en vain que Gœthe avait déjà dit : « C’est ainsi que l’on bavarde et que l’on enseigne impunément ; qui donc se soucierait des fous ? Lorsqu’il n’entend que des mots, l’homme croit pourtant qu’il s’y cache quelque pensée[2]. » Mais revenons à Kant. Il faut avouer que la simplicité antique et grandiose, que la naïveté, l’ingénuité, la candeur[3] lui manquent totalement. Sa philosophie n’a aucune analogie avec l’architecture grecque ; celle-ci, pleine de simplicité et de grandeur, nous offre des proportions, des rapports qui sautent aux yeux : au contraire, la philosophie de Kant rappelle d’une manière très frappante l’architecture gothique. En effet, un trait tout à fait personnel de l’esprit de Kant, c’est son goût pour la symétrie, pour ce genre de symétrie qui aime les combinaisons compliquées, qui se plaît à diviser et à subdiviser indéfiniment, toujours d’après le même ordre, précisément comme dans les églises gothiques. Quelquefois même cette habitude

  1. « Quo enim melius rem aliquam concipimus, eo magis determinati sumus ad eam unico modo exprimeudam. »
  2. So schwætzt und lehrt man ungestœrt,
    Wer mag sich mit den Narr’n befassen ?
    Gewœhnlich glaubt der Mensch,
    wenn er nur Worte hœrt
    Es müsse sich dabei doch auch was denken lassen.

  3. Ingénuité, candeur. Ces deux mots sont en français dans le texte allemand. (Note du trad.)