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à propos de la théorie du ridicule

grenaille ; ils veulent l’en retirer et y substituer de la grenaille fine, sans cependant perdre la poudre. Alors l’un d’eux met l’embouchure du canon dans son chapeau et dit à l’autre : « Toi, maintenant, presse doucement, doucement la détente, et la grenaille viendra d’abord ». Il partait de cette idée : « Le ralentissement dans la production de la cause engendre le ralentissement dans la production de l’effet ». — On peut encore faire rentrer dans cette même catégorie la plupart des actes de Don Quichotte. Ce chevalier subsume sous les concepts qu’il a puisés dans les romans de chevalerie les réalités très hétérogènes qui se présentent à lui : par exemple pour aider les opprimés, il s’avise de délivrer des galériens. Nous mettrons dans la même catégorie encore les tours et les aventures invraisemblables dont se vante Münchhausen : seulement tours et aventures ne sont pas réels ; en réalité ils sont impossibles et on essaie seulement de les imposer à la crédulité du lecteur ; chaque cas est toujours présenté de manière à paraître possible et plausible, quand on ne le pense qu’in abstracto, c’est-à-dire relativement a priori ; mais quand on descend à l’intuition individuelle, quand on juge a posteriori, l’impossibilité, l’absurdité de la chose éclatent et produisent le rire par le contraste évident de l’intuition et du concept. Voici quelques échantillons de ces mensonges comiques : Les mélodies glacées dans le cor du postillon fondent et en sortent dans une chambre bien chauffée. — Münchhausen, assis sur un arbre par un froid rigoureux, remonte son couteau qu’il a laissé tomber, en lui faisant suivre le rayon glacé de son urine. — Analogue est l’histoire des deux lions, brisant la nuit leur mur de séparation et se dévorant dans leur fureur réciproque ; le matin on ne trouve plus que les deux queues.

Il y a aussi des cas de rire où le concept sous lequel on range l’intuitif n’a besoin ni d’être énoncé ni même d’être indiqué : c’est spontanément, en vertu de l’association des idées, qu’il se présente à la conscience. Un jour Garrick, au milieu d’une déclaration tragique, partit d’un grand éclat de rire : un boucher qui se tenait sur le devant du parterre pour éponger sa sueur avait mis sa perruque sur la tête de son chien, qui, les pattes de devant posées sur la barrière du parterre, regardait dans la direction de la scène. Garrick avait instinctivement ajouté à cette intuition le concept d’un spectateur humain. C’est pour cette même raison d’ailleurs que plusieurs animaux, tels que les singes, les kanguroos et les gerboises, nous paraissent parfois ridicules : une certaine similitude qu’ils présentent avec l’homme nous les fait subsumer sous le concept de la forme humaine, puis partant de ce concept nous remarquons toute l’opposition qu’il présente avec eux.

Les concepts, dont le contraste avec l’intuition nous excite à