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doctrine de la représentation abstraite

lui plaisait, ces paroles finales de la ballade « la Caution » (j’ignore s’il avait élevé la voix) « Permettez-moi d’être le troisième dans votre alliance ». Cette plaisanterie porte infailliblement à rire, parce qu’elle subsume avec une parfaite exactitude des relations interdites et immorales sous des vers servant à exprimer une alliance généreuse et morale. Dans tous les exemples de mots d’esprit que j’ai cités, l’on voit qu’un objet réel est subsumé, soit immédiatement, soit par l’entremise d’un concept plus étroit, à un concept ou, d’une manière générale, à une pensée abstraite ; à la rigueur cet objet peut se ranger sous ce concept, mais au fond un abîme le sépare du sens primitif de la pensée, de l’intention qui y a présidé. Par conséquent, l’esprit consiste uniquement dans la facilité à trouver pour tout objet un concept où il puisse entrer, mais qui en réalité désigne des objets absolument différents.

Une seconde catégorie du rire suit, comme nous l’avons dit, une marche inverse : on y va du concept abstrait à la réalité intuitive dont il éveille la pensée ; mais dans ce processus se révèle quelque disconvenance de la réalité et du concept dont on ne s’était pas douté ; de là une absurdité, et si cette absurdité est réalisée, un acte insensé. Comme le théâtre veut de l’action, cette catégorie du rire est essentielle à la comédie. D’où cette observation de Voltaire : « J’ai cru remarquer aux spectacles, qu’il ne s’élève presque jamais de ces éclats de rire universels, qu’à l’occasion d’une méprise ». (Préface de l’Enfant prodigue.) Voici quelques exemples de ce genre de rire. Quelqu’un venait de dire qu’il aimait à se promener seul ; un Autrichien lui répondit : « Vous aimez vous promener seul, eh bien moi aussi ; nous pouvons donc nous promener ensemble ». L’Autrichien part du concept suivant : « si deux personnes ont du goût pour un même plaisir, elles peuvent en jouir ensemble », et il range sous ce concept un cas qui exclut précisément la jouissance en commun. — Second exemple. Un domestique enduit d’une certaine huile la peau de phoque usée qui recouvrait la malle de son maître, pour en faire repousser les poils. Ce valet partait de cette idée que l’huile en question fait repousser les cheveux[1]. Des soldats qui se trouvent dans la salle de garde permettent à un camarade condamné aux arrêts et qu’on vient de leur amener de prendre part à leur partie de cartes ; mais comme il fait des chicanes, et qu’il se produit ainsi une dispute, ils le mettent à la porte : ils se laissent guider par ce concept général : « on se débarrasse des compagnons rébarbatifs », mais oublient qu’ils ont affaire à un soldat mis aux arrêts, et qu’ils doivent retenir. Deux jeunes paysans avaient chargé leur fusil de grosse

  1. L’idée est plus comique en allemand, parce que « cheveu et poil » y sont désignés par le même mot haar. (N. du traducteur.)