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le monde comme volonté et comme représentation

Kant, ainsi que je le disais, aurait dû rechercher dans quelle mesure il y a lieu de distinguer ainsi deux facultés de connaître différentes, et dont l’une est la caractéristique même de l’humanité ; il aurait dû rechercher également ce que désignent, dans la langue usuelle de tous les peuples et de tous les philosophes, les mots « raison » et « entendement ». Après cet examen, sans autre autorité que les expressions scolastiques intellectus theoreticus, intellectus practicus, — qui ont d’ailleurs un tout autre sens, — jamais il n’eût scindé la raison en raison théorétique et raison pratique, jamais il n’eût fait de cette dernière la source de toute action vertueuse. Avant de faire une distinction si minutieuse entre les concepts de l’entendement, d’une part, — sous lesquels il comprend tantôt les catégories, tantôt la totalité des concepts généraux, — et, d’autre part, les concepts de la raison, — qu’il nomme les idées de la raison ; avant de faire des uns et des autres la matière de la philosophie, laquelle ne traite la plupart du temps que de la valeur, de l’emploi et de l’origine de tous ces concepts ; avant cela, dis-je, il eût fallu rechercher avec exactitude ce qu’était, dans son acception générale, un concept. Mais une recherche si nécessaire a été malheureusement tout à fait négligée ; et cette omission n’a pas peu contribué à la confusion irrémédiable entre la connaissance intuitive et la connaissance abstraite, confusion sur laquelle je vais bientôt insister. — Kant n’avait point suffisamment réfléchi : voilà pourquoi il a escamoté des questions telles que celles-ci : qu’est-ce que l’intuition ? qu’est-ce que la réflexion ? qu’est-ce que le concept ? qu’est-ce que la raison ? qu’est-ce que l’entendement ? C’est aussi le même manque de réflexion qui lui a fait négliger les recherches suivantes, non moins indispensables, non moins nécessaires : quel est l’objet que je distingue de la représentation ? qu’est-ce que l’existence ? l’objet ? le sujet ? la vérité ? l’apparence ? l’erreur ? — Mais il ne réfléchit ni ne regarde autour de lui ; il poursuit le développement de son schema logique et symétrique. Il faut, bon gré mal gré, que le tableau des concepts soit la clef de toute science.


Plus haut, j’ai signalé comme le service capital rendu par Kant la distinction du phénomène et de la chose en soi ; il a proclamé que tout le monde sensible n’est qu’apparence, et par suite il a ôté aux lois du monde sensible toute valeur, dès qu’elles dépassent l’expérience. Mais voici une chose vraiment singulière : pour démontrer cette existence purement relative du phénomène, il n’a pas eu recours à l’axiome si simple, si rapproché de nous, si indéniable que voici : « Point d’objet sans sujet » ; par ce moyen il eût