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critique de la philosophie kantienne

remonté à la racine de la question, il eût démontré que l’objet n’existe jamais que par rapport à un sujet ; il eût prouvé par suite que l’objet est dépendant du sujet, conditionné par lui, c’est-à-dire qu’il est un simple phénomène n’existant point en soi, ni d’une manière inconditionnée. Berkeley, dont Kant méconnaît les services, avait déjà pris ce principe capital comme pierre angulaire de sa philosophie, et par le fait il s’était acquis un titre de gloire impérissable ; mais il n’a pas su tirer de ce principe toutes les conséquences qu’il entraînait, et, de plus, il lui est arrivé ou de n’être point compris ou de n’être pas suffisamment étudié. Dans ma première édition, j’avais attribué à une horreur manifeste pour l’idéalisme radical le silence de Kant au sujet de ce principe de Berkeley ; pourtant, d’un autre côté, je trouvais la même doctrine clairement exprimée en maint passage de la Critique de la raison pure ; et je croyais, par suite, avoir surpris Kant en contradiction avec lui-même. Du reste, ce reproche était fondé, pour qui ne connaît la Critique de la raison pure, — et c’était mon cas, — que d’après la seconde édition ou d’après les cinq suivantes, conformes à la seconde. Mais lorsque, plus tard, je lus le chef-d’œuvre de Kant dans la première édition, — qui déjà se faisait rare, — je vis, à ma grande joie, toute contradiction s’évanouir : sans doute, Kant n’avait pas employé la formule : « Point d’objet sans sujet » ; mais il n’en était pas moins tout aussi décidé que Berkeley et que moi à réduire le monde extérieur situé dans l’espace et dans le temps à une simple représentation du sujet connaissant ; ainsi il dit par exemple, sans aucune réserve : « Si je fais abstraction du sujet pensant, tout le monde des corps s’évanouit, puisqu’il n’est rien autre chose que le phénomène de cette faculté subjective qu’on appelle sensibilité, un des modes de représentations du sujet qui connaît[1] ». Mais tout le passage[2] dans lequel Kant exposait d’une manière si belle et si nette son idéalisme radical a été supprimé par lui dans la seconde édition, et même remplacé par une foule de propositions qui le contredisent. Ainsi, tel qu’il parut de 1787 à 1838, le texte de la Critique de la raison pure était un texte dénaturé et corrompu ; la Critique se contredisait elle-même, et pour cette raison la signification n’en pouvait être à personne tout à fait claire, ni tout à fait intelligible. Dans une lettre à M. le professeur Rosenkranz, j’ai exposé en détail cette question, ainsi que mes conjectures sur les raisons et sur les faiblesses qui ont pu pousser Kant à altérer ainsi son œuvre immortelle ; M. le professeur Rosenkranz a introduit le passage capital de ma lettre dans

  1. Critique de la raison pure, p. 383.
  2. P. 348, 392.