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doctrine de la représentation abstraite

nements de la journée précédente viennent s’y ajouter, et ainsi une pensée en amène une autre, jusqu’à ce que nous ayons de nouveau présent à l’esprit tout ce qui nous occupait hier. La santé de l’esprit dépend du bon ordre et de la suite rationnelle de ces associations ; la folie, au contraire, comme nous le montrerons dans le troisième livre, se produit quand la mémoire de l’enchaînement de notre vie passée présente de grandes lacunes. Le sommeil, lui, interrompt complètement le fil du souvenir, qui a besoin d’être repris chaque matin : c’est ce que nous montrent les imperfections mêmes de cette reprise : ainsi une mélodie qui le soir nous trottait dans la tête jusqu’à nous obséder, ne peut quelquefois pas être retrouvée le lendemain.

Une exception apparente à cette loi se présente : c’est lorsqu’une pensée ou une image naît en nous, sans que nous ayons conscience de ce qui les a amenées. Mais c’est généralement là une illusion qui vient de ce que la cause occasionnelle était très faible, la pensée au contraire si lumineuse et si intéressante qu’elle a sur le champ écarté la première du domaine de la conscience ; quelquefois aussi ces apparitions subites et imprévues peuvent avoir pour cause des impressions physiques, ou d’une partie du cerveau sur une autre, ou du système nerveux organique sur le cerveau.

Dans la réalité, d’ailleurs, le processus de nos pensées intimes n’est pas aussi simple qu’il le semble dans la théorie ; chez celle-ci, en effet, beaucoup d’éléments réellement distincts se trouvent mêlés et étudiés ensemble. Pour nous rendre la chose sensible, comparons notre conscience à une eau de quelque profondeur ; les pensées nettement conscientes n’en sont que la surface ; la masse, au contraire, ce sont les pensées confuses, les sentiments vagues, l’écho des intuitions et de notre expérience en général, tout cela joint à la disposition propre de notre volonté qui est le noyau même de notre être. Or, la masse de notre conscience est dans un mouvement perpétuel, en proportion, bien entendu, de notre vivacité intellectuelle, et grâce à cette agitation continue montent à la surface les images précises, les pensées claires et distinctes exprimées par des mots et les résolutions déterminées de la volonté. Rarement, le processus de notre penser et de notre vouloir se trouve tout entier à la surface, c’est-à-dire consiste dans une suite de jugements nettement aperçus. Sans doute, nous nous efforçons d’arriver à une conscience distincte de notre vie psychologique tout entière, pour pouvoir en rendre compte aux autres ; mais l’élaboration des matériaux venus du dehors et qui doivent devenir des pensées se fait d’ordinaire dans les profondeurs les plus obscures de notre être, nous n’en avons pas plus conscience que de la transformation des aliments en sucs et en substances vivifiantes. C’est pourquoi nous