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des imperfections essentielles de notre intellect

on vient de parler. De même que dans les appartements, il y a dans le cerveau plus ou moins de jour. On sent cette qualité de toute la pensée, sitôt qu’on a lu quelques pages seulement d’un écrivain. Car, pour comprendre, il a fallu en quelque sorte se servir de la manière de voir et de sentir de l’auteur ; aussi, avant même de savoir tout ce qu’il a pensé, on voit déjà comment il pense ; on connaît la constitution formelle, la structure de sa pensée, structure qui demeure la même, quel que soit l’objet qui occupe l’esprit, et qui détermine l’ordre des idées et le style. C’est le style qui nous révèle l’allure d’un écrivain, sa légèreté, sa souplesse, le vol d’un esprit ailé, ou la lourdeur d’une pensée gauche, pénible et terre-à-terre. De même que la langue est le reflet de l’esprit d’un peuple, de même le style est le reflet immédiat et la physionomie propre de l’esprit d’un auteur. Si un livre nous engage dans un ordre d’idées plus obscures que ne l’est notre propre pensée, jetons-le de côté, à moins que nous n’y cherchions pas des idées, mais simplement des faits. On ne tirera vraiment profit que de l’écrivain dont l’intelligence est plus pénétrante et plus précise que la nôtre même, qui active notre pensée et ne l’entrave pas, comme le fait le cerveau obtus qui voudrait nous forcer à régler notre pas sur sa marche de tortue ; penser avec la tête du premier, c’est pour nous un soulagement sensible et un progrès, car nous nous sentons portés par lui là où nous n’aurions pu arriver par nos seules forces. Goethe me disait un jour que, chaque fois qu’il lisait une page de Kant, il croyait entrer dans une chambre bien claire. Un esprit mal fait n’est pas seulement tel, parce qu’étant oblique il juge faux, mais avant tout parce que sa pensée, dans son ensemble, manque de précision. Ainsi, lorsqu’on regarde par un mauvais télescope, tous les contours apparaissent indistincts et comme effacés, et les divers objets se brouillent et se confondent. De tels esprits n’essaient même pas d’introduire quelque précision dans leurs concepts : leur faiblesse intellectuelle recule devant cette tâche. Ils se complaisent dans un clair-obscur, et pour y vivre la conscience tranquille, ils vont attrapant des mots, ceux de préférence qui désignent des concepts indéterminés, très abstraits, inaccoutumés et difficiles à expliquer, par exemple : l’infini et le fini, le sensible et le supra-sensible, l’idée de l’être, les idées de la raison, l’absolu, l’idée du bien, le divin, la liberté morale, la puissance de se produire soi-même, l’idée absolue, le sujet-objet, etc. Contents d’eux-mêmes, ils vont semant ces mots tout à l’entour ; ils croient vraiment que ces sons expriment des idées, et prétendent que tout le monde s’en déclare satisfait : car pour eux, le sommet le plus élevé de la sagesse, c’est justement d’avoir en réserve des mots tout faits pour toute nouvelle question