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doctrine de la représentation abstraite

qui se présente. C’est précisément la caractéristique des esprits mal faits, de ne rien chercher au-delà des mots, de s’y tenir avec une facilité inouïe : la cause en est leur incapacité de former des concepts précis, sitôt qu’ils dépassent le cercle ordinaire et quotidien de nos représentations ; c’est la faiblesse et l’inertie de leur intellect.

Il semble même qu’ils aient de cette faiblesse une conscience secrète, conscience qui chez le savant s’allie à la dure nécessité, reconnue de bonne heure, de passer pour un être pensant : c’est même pour faire face à cette exigence, qu’il tient toujours en réserve une telle provision de mots tout faits. Ce doit vraiment être un spectacle réjouissant, de voir un professeur de cet acabit débiter du haut de la chaire et de très bonne foi un tel amas de mots vides de pensée ; il parle dans la sincérité de son âme, s’imaginant énoncer des idées ; et devant lui sont les étudiants qui, de bonne foi également et pleins de la même illusion, écoutent et prennent des notes avec recueillement. Au fond ni l’un, ni les autres ne vont au-delà des mots, et il n’y a de réel dans la salle de cours que ces mots mêmes et le grincement des plumes. C’est cette disposition étrange à se contenter des mots qui contribue plus que toute autre chose à perpétuer les erreurs. Fort des mots et des phrases légués par les générations précédentes, chacun passe de gaîté de cœur à côté d’obscurités et de problèmes multiples ; nul ne songe à s’en occuper, et ainsi des erreurs se transmettent à travers les siècles, de livre en livre, de telle sorte qu’un esprit vraiment pensant, surtout quand il est encore jeune, se prend à douter et se demande si lui seul est incapable de comprendre tout cela, ou si en réalité ce qu’il a devant lui est incompréhensible ; si le problème qu’ils évitent tous avec une gravité comique, en prenant le même chemin de traverse, n’en est pas un, ou bien si c’est eux qui ne veulent pas le voir. Beaucoup de vérités ne sont pas mises au jour uniquement parce que personne n’a le courage d’envisager franchement le problème et de l’aborder face à face. — Au contraire, la précision de pensée propre aux esprits éminents, et la clarté de leurs concepts, font que des vérités déjà connues, quand elles sont exposées par eux, apparaissent sous un jour et avec un charme nouveau. Quand on les écoute ou qu’on les lit, c’est comme si on échangeait un mauvais télescope contre un bon. Qu’on lise seulement, pour s’en convaincre, dans les Lettres d’Euler à une princesse, son exposé des vérités fondamentales de la mécanique et de l’optique. Diderot émet la même pensée que moi, quand il dit dans son Neveu de Rameau, que seuls les maîtres achevés sont capables de bien exposer les éléments d’une science, précisément parce qu’eux seuls comprennent réelle-