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doctrine de la représentation abstraite

quoi chacun vit en quelque sorte dans un monde, où il ne se rencontre qu’avec ses égaux ; pour les autres il ne peut que les appeler de loin et essayer de se faire comprendre d’eux.

De grandes différences dans le degré d’intelligence et dans le développement intellectuel creusent entre les hommes un large abîme : la bonté du cœur peut seule le faire franchir, c’est elle qui est le principe unifiant qui identifie les autres avec notre propre moi. Mais en tout cas l’union n’est que morale, elle ne sera jamais intellectuelle. La conversion d’un grand esprit avec un esprit ordinaire, quand même leur éducation a été sensiblement la même, ressemble à un voyage que feraient ensemble un homme monté sur un cheval ardent et un piéton. À vrai dire, le cavalier peut pour un temps descendre de cheval, afin de marcher à côté de l’autre, quoique en ce cas l’impatience de sa monture lui donne beaucoup d’embarras.

Mais rien n’exercerait une plus heureuse influence sur l’esprit du public que la reconnaissance de cette aristocratie intellectuelle de la nature. Il comprendrait alors que là où il s’agit simplement de faits, pour mettre seulement à profit des expériences, des récits de voyages, des formulaires, des livres d’histoire et des chroniques, un cerveau normal peut suffire ; mais que, quand des pensées sont uniquement en jeu, surtout de celles dont la matière, les données se trouvent sous les yeux de chacun et qu’il n’importe, par conséquent, que de penser avant les autres, il comprendrait, dis-je, que pour ce travail, il faut une supériorité marquée et innée que la nature confère seule et cela très rarement ; et que personne ne mérite d’être écouté, quand il n’en donne pas aussitôt des preuves. Si le public pouvait se convaincre de cette vérité et se l’assimiler, il ne perdrait plus un temps précieux pour son éducation, et qui lui est si parcimonieusement mesuré, à lire les productions d’esprits vulgaires, les élucubrations philosophiques et poétiques que chaque jour voit éclore ; il ne se jetterait pas avidement sur les livres les plus récents, grand enfant qui s’imagine que les écrits sont comme les œufs, qu’il faut avaler frais ; mais il s’en tiendrait aux œuvres des quelques esprits d’élite de tous les temps et de toutes les nations, il chercherait à les connaître et à les comprendre et ainsi s’élèverait peu à peu à la culture véritable. Alors aussi nous seraient épargnés ces milliers de productions qui, comme la mauvaise herbe, gênent la venue du bon grain.