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des imperfections essentielles de notre intellect

ment les choses et que chez eux les mots ne prennent jamais la place des pensées.

Mais il faut qu’on le sache, les esprits mal faits sont la règle, les bons l’exception ; les esprits éminents sont fort rares, et le génie est un monstre. Sans cela, comment l’espèce humaine, qui se compose de huit cent millions d’individus, aurait-elle pu laisser, après soixante siècles, tant de choses à découvrir, à inventer, à penser et exprimer ! L’intellect a pour fonction naturelle le seul soin de la conservation de l’individu, et généralement c’est à peine s’il suffit même à cette besogne. — La nature a d’ailleurs sagement fait de ne pas accorder au commun un degré d’intelligence supérieur ; car un esprit borné aura plus de facilité à embrasser les quelques objets simples qui constituent l’étroite sphère de son action et à en manier les leviers, que n’en saurait avoir un esprit éminent, dont le regard embrasse une sphère bien plus étendue et plus remplie, et qui emploie des leviers puissants. Ainsi l’insecte voit avec une précision minutieuse, et bien mieux que nous, tout ce qui se trouve sur les tiges et les feuilles où il vit, mais n’aperçoit pas l’homme qui se trouve à trois pas de là. C’est en ce sens qu’on-parle de l’astuce des sots et qu’il faut entendre le paradoxe : « Il y a un mystère dans l’esprit des gens qui n’en ont pas ». Le génie dans la vie pratique est aussi utile qu’un télescope au théâtre. — Par conséquent, en ce qui concerne l’intellect, la nature est très aristocratique. Les différences qu’elle a établies ici sont plus considérables que celles que fondent dans une société la naissance, le rang, la richesse ou la distinction des castes ; mais de même que dans les autres aristocraties, il y a ici mille plébéiens pour un noble, des millions pour un prince, et la grande masse n’est que de la populace « mob, rabble, la canaille ». N’oublions cependant pas qu’entre la hiérarchie établie par la nature et celle que la convention consacre, il y a un contraste criant ; il faudrait attendre la venue d’un âge d’or, pour voir chacun remis à sa vraie place. En attendant, ceux qui sont haut placés dans l’une ou l’autre hiérarchie ont ceci de commun, qu’ils vivent les uns et les autres dans un isolement dédaigneux, auquel Byron fait allusion quand il dit :

To feel me in the solitude of kings,
Without the power that makes them bear a crown
[1].

Car l’intellect est un principe de différenciation, conséquemment de séparation. Ses variétés diverses, plus encore que les différences de simple éducation, donnent à chacun d’autres concepts, grâce à

  1. Souffrir l’isolement des rois, mais être privé du pouvoir qui leur vaut de porter la couronne.