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doctrine de la représentation abstraite

ou d’un petit garçon, mais il est prêt aussitôt que le capitaine le rappelle, à les renvoyer et à partir. Les stoïciens perfectionnèrent ainsi la théorie de l’indépendance du sage, aux dépens de la pratique, en ramenant tout à un état d’âme purement subjectif, et en s’octroyant à l’aide d’arguments sophistiques, toutes les commodités de la vie, comme on peut le voir dans le premier chapitre d’Epictète. Ils n’avaient pas pris garde que toute habitude devient un besoin, et qu’on ne peut y renoncer sans douleur ; qu’on ne joue pas impunément avec la volonté, et qu’on ne peut jouir, sans prendre goût à la jouissance ; qu’un chien ne reste pas indifférent quand on fait passer un morceau de rôti sous son museau, et qu’il n’en saurait être autrement du sage, s’il est affamé ; en un mot, qu’il n’y a pas de milieu entre jouir et renoncer. Ils croyaient être en règle avec leurs principes, lorsque, s’asseyant à la table somptueuse de quelque riche romain, et ne laissant passer aucun plat, ils assuraient que tout cela est un accessoire, προηγμενα, mais non un vrai bien, αγαθα ; ou, pour le dire en bon français ils buvaient, mangeaient, se donnaient du bon temps, mais n’en savaient aucun gré à la Providence ; que dis-je ? ils fronçaient le sourcil d’un air morose et affirmaient toujours bravement, qu’ils donnaient au diable toute la mangeaille. Telle était l’échappatoire des stoïciens : ces héros ne l’étaient qu’en paroles, et il y avait entre eux et les cyniques à peu près le même rapport qu’entre des bénédictins ou des augustins gros et gras et de pauvres capucins. Plus ils négligeaient la pratique, plus ils raffinaient dans leur théorie. À la fin de mon premier volume, j’en ai donné une analyse je vais y ajouter ici quelques documents à l’appui, — et la compléter.

Si nous prenons les ouvrages que les stoïciens nous ont laissés, et qui sont tous composés sous une forme peu systématique ; si d’autre part, nous nous demandons quel était, en fin de compte, le principe de cette indifférence inébranlable, qu’on nous prêche sans cesse, nous n’en trouvons pas d’autre que la notion de l’indépendance des lois de l’univers par rapport à notre volonté, et par conséquent de la fatalité des maux qui nous frappent. Quand nous avons pris une connaissance exacte de cette loi des choses, et réglé en conséquence nos prétentions, ce serait folie de nous désoler, de gémir, craindre ou espérer, et nous ne nous y laissons plus aller. Entre temps se glisse dans leur doctrine (voir surtout Arrien, Comment. Epict.) cette idée, que tout ce qui est ουκ εφ’ημιν, c’est-à-dire qui ne dépend pas de nous, est aussi ου προς ημας, c’est-à-dire ne nous intéresse point. D’autre part cependant tous les biens de la vie sont à la merci du hasard, et dès l’instant où il nous les ravit, nous sommes malheureux, si nous avons mis en eux notre félicité. Pour échapper à ces misères indignes de nous, il suffit de