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doctrine de la représentation abstraite

redoutables de la critique de la raison pure les affronter, serait pure témérité.

L’une et l’autre de ces catégories de métaphysiques auraient intérêt à demeurer pures de tout mélange avec la classe voisine ; chacune d’elles devrait se tenir strictement sur son domaine propre, pour y développer entièrement son essence. C’est la tendance contraire qui a prévalu à travers toute la période chrétienne ; on s’est efforcé d’opérer une fusion des deux catégories, en transportant les dogmes et les concepts de l’une dans l’autre. On n’est arrivé qu’à les pervertir toutes deux. Cette tendance a eu sa manifestation la plus marquée de nos jours, dans cette tentative bâtarde à laquelle on a donné le nom de philosophie religieuse, sorte de gnose qui s’efforce d’interpréter la religion donnée, et d’expliquer ce qui est vrai sensu allegorico au moyen d’une vérité qui le soit sensu proprio. Mais, pour cela, il faudrait déjà connaître et posséder la vérité sensu proprio ; et dès lors, toute interprétation deviendrait superflue. Sous prétexte que la métaphysique, c’est-à-dire la vérité sensu proprio, ne saurait être tirée que de la religion, chercher à l’en extraire au moyen d’une interprétation exégétique serait une entreprise pénible et dangereuse. Pour s’y résoudre, il faudrait qu’il fût établi que, comme le fer et d’autres métaux imparfaits, la vérité ne se rencontre qu’à l’état de minerai, jamais à l’état pur, et que pour l’obtenir il faut la dégager de cet alliage.

Le peuple a besoin d’une religion, elle est pour lui un bienfait inestimable. Mais si les religions prétendent faire obstacle aux progrès de l’esprit humain dans la connaissance de la vérité, on doit les écarter — avec beaucoup de ménagements, bien entendu. Demander qu’un grand esprit même, un Shakespeare ou un Gœthe, se convainque implicited, bona fide et sensu proprio des dogmes d’une religion quelconque, ce serait demander à un géant d’entrer dans la chaussure d’un nain.

Comme les religions visent à se mettre à la portée de la foule, elles ne peuvent renfermer qu’une vérité médiate, non une vérité immédiate : exiger d’elles cette dernière, ce serait vouloir lire les caractères tels qu’ils sont composés sur le marbre d’imprimerie au lieu de leur empreinte sur le papier. Pour juger de la valeur d’une religion, il faut donc voir si, sous le voile de l’allégorie, elle contient une part plus ou moins grande de vérité, et en second lieu si cette vérité apparaît plus ou moins nettement au travers de ce voile : plus l’enveloppe sera transparente, plus élevée sera la religion. Or, il semble presque qu’il en soit des religions comme des langues les plus vieilles sont les plus parfaites ; si je voulais voir dans les résultats de ma philosophie la mesure de la vérité, je devrais mettre le Bouddhisme au-dessus de toutes les autres religions. En