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le besoin métaphysique de l’humanité

pratique l’allégorie conduit toujours là où conduirait la vérité sensu proprio, c’est à bon droit que la religion promet aux croyants la béatitude éternelle. Le besoin d’une métaphysique s’impose irrésistiblement à tout homme, et, sur les points essentiels, les religions tiennent justement lieu de métaphysique à la grande masse qui est incapable de penser. Elles la remplacent même fort bien : car d’une part elles dirigent l’action, en tenant toujours déployé, suivant la belle expression de Kant, le drapeau de l’honnêteté et de la vertu, et d’autre part elles sont une consolation indispensable au milieu des épreuves douloureuses de la vie ; dans les moments de souffrance, elles jouent absolument le rôle d’une métaphysique objectivement vraie, car elles détachent l’homme, aussi bien que celle-ci pourrait le faire, de lui-même et le transportent par de la l’existence temporelle. C’est ici qu’éclate la valeur profonde des religions, je dirai plus, leur caractère indispensable. Platon déjà disait avec raison (De Rep., p. 89, Dip.) φιλόσοφον πλῆθος ἀδύνατον (vulgus philosophum esse impossibile est). Mais voici la pierre d’achoppement : c’est que les religions ne peuvent jamais avouer leur nature allégorique ; elles sont obligées de se présenter comme vraies sensu proprio. Par là elles empiètent sur le domaine de la métaphysique proprement dite et provoquent l’antagonisme de celle-ci, antagonisme qui s’est manifesté à toutes les époques où la pensée philosophique n’était pas asservie et mise en tutèle. C’est faute également d’avoir bien compris cette nature allégorique de toute religion, que les partisans du surnaturel et les rationalistes se sont livrés de nos jours une lutte si acharnée. En effet, les uns et les autres prétendent trouver dans le christianisme la vérité sensu proprio ; les premiers attribuent ce genre de vérité à toutes les parties de la doctrine chrétienne, et c’est pourquoi ils veulent un christianisme sans restrictions, qui ne soit dépouillé d’aucun de ses éléments, prétention qui leur crée une situation difficile en présence des connaissances et de la culture générale de notre époque. Les autres au contraire cherchent à bannir au moyen de l’exégèse tout élément proprement chrétien ; le résidu de cette opération est quelque chose qui n’est vrai ni sensu proprio ni sensu allegorico c’est une religion terre-à-terre ; c’est à peine du Judaïsme, tout au plus la doctrine aride de Pélage, et, ce qu’il y a de plus grave, c’est un optimisme de bas étage entièrement étranger au véritable christianisme. De plus, essayer de fonder une religion en raison, c’est la faire entrer dans la seconde catégorie des théories métaphysiques, celles qui portent leur garantie en elles-mêmes, c’est la transporter sur un terrain étranger, celui des systèmes philosophiques ; c’est l’exposer à la lutte que ces systèmes se livrent dans leur propre arène, c’est l’exposer aux coups du scepticisme, aux attaques