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doctrine de la représentation abstraite

de la Raison pure, première éd., pp. 532-554, et Crit. de la Raison pratique, pp. 224-231 de l’éd. Rosenkranz) démontre que la même action, qui d’une part est parfaitement explicable comme conséquence nécessaire du caractère de l’homme, des influences qu’il a subies pendant sa vie, et des motifs actuels qui le sollicitent, doit cependant d’autre part être considérée comme l’œuvre de sa volonté libre. Dans le même sens il dit, § 53 des Prolégomènes : « Sans doute la nécessité naturelle sera inhérente à toute combinaison de causes et d’effets dans le monde sensible, mais la liberté sera accordée à celle des causes qui n’est pas elle-même un phénomène (bien qu’elle serve de fondement au phénomène). Par conséquent, la nécessité (littéralement la nature) et la liberté peuvent être attribuées sans contradiction au même objet, suivant qu’on le considère sous un aspect différent, soit comme phénomène, soit comme chose en soi. » Ce que Kant enseigne du phénomène de l’homme et de son activité, ma doctrine l’étend à tous les phénomènes de la nature, en leur donnant pour fondement commun la Volonté comme chose en soi. Ce qui justifie tout d’abord cette manière de procéder, c’est l’impossibilité d’admettre que l’homme soit distinct spécifiquement, toto genere et radicalement de tous les autres êtres et objets de la nature : il ne peut y avoir entre eux qu’une différence de degré. — Je laisse maintenant cette digression pour revenir à mes considérations sur l’impuissance de la physique à fournir l’explication dernière des choses. — Je dis donc : sans doute tout est physique, mais alors rien n’est explicable. De même que le mouvement de la bille qu’on pousse, la fonction pensante du cerveau doit comporter en dernier ressort une explication physique qui la rende aussi intelligible que l’est le mouvement de la bille. Or ce mouvement même, que nous croyons comprendre si pleinement, est au fond aussi obscur que la pensée car l’essence intime de l’expansion dans l’espace, de l’impénétrabilité, de la faculté d’être mû, de la résistance, de l’élasticité et de la pesanteur, demeure après toutes les explications physiques un mystère au même titre que la pensée. Seulement comme l’impossibilité d’expliquer cette dernière nous frappe du premier coup, on s’est empressé de faire un saut de la physique à la métaphysique et d’hypostasier une substance d’une nature tout autre que celle des choses corporelles. On a transporté dans le cerveau une âme. Si notre intellect n’avait pas été tellement émoussé qu’il fallût pour le frapper un phénomène extraordinairement surprenant, nous aurions dû expliquer la digestion par une âme stomacale, la végétation par une âme végétative, les affinités électives par la présence d’une âme dans les réactions, la chute d’une pierre par la présence d’une âme dans cette pierre. Car les propriétés de tout corps inorganique