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le monde comme volonté et comme représentation

disciples de penseurs originaux, jouent, à l’égard des défauts de leur maître, le rôle d’un miroir grossissant. Kant, après avoir adopté la théorie des catégories, ne cesse de se montrer très modéré dans l’exposition ; ses disciples au contraire sont tout à fait intransigeants, et par le fait ils mettent en lumière ce qu’il y a de faux dans cette théorie.

D’après ce que nous avons dit, pour Kant l’objet des catégories n’est point la chose en soi, mais bien ce qui s’en rapproche le plus : l’objet des catégories, c’est pour Kant l’objet en soi ; c’est un objet qui n’a besoin d’aucun sujet ; c’est une chose particulière qui pourtant n’est point située dans le temps et dans l’espace, parce qu’elle n’est pas intuitive ; c’est l’objet de la pensée, et cependant ce n’est pas un concept abstrait. Ainsi Kant fait en réalité une triple distinction. Il reconnait : 1° la représentation ; 2° l’objet de la représentation ; 3° la chose en soi. La représentation est du ressort de la sensibilité : dans la représentation la sensibilité saisit non seulement l’impression, mais aussi les formes pures de l’intuition, l’espace et le temps. L’objet de la représentation est du ressort de l’entendement ; l’entendement l’introduit dans la pensée par le moyen des douze catégories. La chose en soi réside en dehors de toute connaissance possible[1]. Mais en réalité la distinction de la représentation, d’une part, et de son objet, d’autre part, n’est point fondée : c’est ce que Berkeley avait déjà démontré ; c’est ce qui ressort de tout mon enseignement[2] ; c’est aussi ce qui se dégage du point de vue purement idéaliste auquel Kant s’était placé dans la première édition. Si l’on ne voulait point faire rentrer l’objet de la représentation dans la représentation elle-même et l’identifier avec elle, c’était à la chose en soi qu’on devait le ramener : cela dépend, en définitive, du sens que l’on attribue au mot objet. En tout cas, il demeure vrai que, si l’on réfléchit avec soin, il est impossible de trouver quelque chose en dehors de la représentation et de la chose en soi. L’introduction abusive de cet élément hybride que Kant appelle objet de la représentation, est la source des erreurs qu’il a commises. Si l’on écarte « l’objet de la représentation », on réfute en méme temps la doctrine des catégories considérées comme concepts a priori : les catégories, en effet, ne contribuent en rien à l’intuition, elles ne tirent point leur valeur de la chose en soi ; elles nous servent uniquement à penser les objets de la représentation et à transformer par le fait l’intuition en expérience. En réalité, toute intuition empirique est déjà expérience ; or, est empirique toute intuition qui provient d’une impression sensible : l’entendement, par le moyen de son unique fonction qui

  1. Cf., pour vérifier cette division, Critique de la raison pure, 1re  éd., p. 108 et 109.
  2. Cf. livre I et parti. Supplément, ch. 1.