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le monde comme volonté et comme représentation

arrêté dans le développement de sa symétrie architectonique.

À cela s’ajoute encore une autre faute très grave. Suivant sans doute l’exemple de la philosophie antérieure, il a confondu ensemble les concepts du nécessaire et du contingent. En effet, sur ce point, la philosophie antérieure avait fait un mauvais usage de l’abstraction. Voici comment : il était évident qu’une fois donnée la raison d’une chose, cette chose suit inévitablement, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas ne pas être, et qu’elle est nécessaire. Mais on s’en est tenu uniquement à cette dernière détermination et l’on a dit : est nécessaire toute chose qui ne peut être autrement qu’elle n’est et dont le contraire est impossible. Dès lors on perdit de vue la raison et la racine d’une telle nécessité, on ne prit point garde que toute nécessité était, en vertu de cette racine même, relative, et l’on forgea ainsi la fiction tout à fait impossible à penser d’une nécessité absolue, c’est-à-dire d’une chose qui, d’une part, existerait aussi nécessairement que la conséquence découle du principe, mais qui, d’autre part, ne découlerait elle-même d’aucune raison, ne dépendrait de rien ; ce qui est une absurde pétition de principe, en contradiction avec le principe de raison. Puis, partant de cette fiction et prenant exactement le contre-pied de la vérité, on a pris pour contingent tout ce qui est déterminé par une cause ; cela, parce que dans ce genre de nécessité on avait surtout considéré son caractère relatif, et qu’on la comparait avec la nécessité absolue, cette invention en l’air, ce concept contradictoire[1]. Kant, lui aussi, adopte cette détermination absurde du contingent, et il la donne à titre de définition[2]. Il tombe même, à ce sujet, dans les contradictions les plus évidentes : il dit, à la page 301 : « Tout ce qui est contingent a une cause », et il ajoute : « Est contingent, ce dont le non-être est possible ». Mais ce qui a une cause ne peut pas ne pas être, par conséquent est nécessaire. — D’ailleurs, l’origine de cette fausse définition de la nécessité de la contingence se

  1. Voyez Christian Wolf : les idées rationnelles de Dieu, du monde et de l’âme. (Vernünftige Gedanken von Gott, Welt und Seele) §§ 577,579. — Chose bizarre, Wolf déclare contingent ce qui est nécessité par le principe de raison du devenir, c’est-à-dire les effets des causes ; au contraire, ce qui est nécessité par les autres formes, du principe de raison, il le remontait comme nécessaire : tel est le cas pour les conséquences tirées de l’essence ou de la définition, pour les jugements analytiques et aussi pour les vérités mathématiques. Pour expliquer cela, il fait observer que la loi de causalité est seule à donner des séries infinies de raisons, tandis que les autres formes du principe de raison n’en donnent que de finies. Et cependant il n’en est pas ainsi à l’égard des formes du principe de raison qui s’appliquent à l’espace et au temps ; et l’affirmation n’est vraie que du principe de raison de la connaissance logique : mais Wolf faisait rentrer sous ce dernier principe la nécessité mathématique. — Cf. mon traité sur le principe de raison, § 50.
  2. Critique de la raison pure. 5e éd., pp 289,292 ; 1re  éd., p. 243 ; 5e éd., p. 301 ; 1re  éd., p. 419 ; 5e éd., p. 447 ; P. 476, P. 488.