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critique de la philosophie kantienne

trouve déjà chez Aristote[1] ; il définit le nécessaire ce dont le non-être est impossible : il oppose au nécessaire ce dont l’être est impossible : et, entre les deux, il place ce qui peut être et aussi ne pas être, c’est-à-dire ce qui naît et ce qui meurt : tel est pour lui le contingent. D’après ce qui précède, il est clair que cette définition — comme tant d’autres chez Aristote — vient d’un esprit qui s’en est tenu aux simples concepts, au lieu de remonter au concret, à l’intuitif ; là pourtant est la source de tous les concepts abstraits, là par suite est leur pierre de touche. « Quelque chose dont le non-être est impossible », cela peut se penser, à la rigueur, abstraitement ; mais si nous passons au concret, au réel, à l’intuitif, nous sommes incapables d’asseoir la simple possibilité de cette conception, à moins d’invoquer, comme nous l’avons fait, la conséquence découlant d’un principe donné, conséquence d’ailleurs dont la nécessité n’est jamais que relative et conditionnée.

À cette occasion, j’ajoute encore certaines remarques concernant les concepts de la modalité. Puisque toute nécessité repose sur le principe de raison et est par le fait relative, tous les jugements apodictiques sont, originairement et en dernière analyse, hypothétiques. Ils ne deviennent catégoriques que par l’intervention d’une mineure assertorique, c’est-à-dire dans la conclusion d’un raisonnement. Si cette mineure est encore incertaine et si cette incertitude est exprimée, la conclusion devient un jugement problématique.

Ce qui est apodictique d’une manière générale — c’est-à-dire en tant que règle — une loi de la nature par exemple, n’est jamais que problématique par rapport à un cas particulier : car il faut avant tout, pour que la loi se trouve appliquée, la présence effective de la condition qui fait rentrer ce cas particulier dans la règle en question. La réciproque est vraie. Voici comment : tout fait particulier est, en tant que tel, nécessaire, apodictique, puisque tout changement particulier est nécessité par sa cause ; mais, si l’on exprime le même fait d’une manière générale, il redevient problématique ; car la cause, qui était intervenue, n’était impliquée que dans le cas particulier ; le jugement apodictique, toujours hypothétique, n’exprime jamais que des lois générales, il n’exprime point directement les cas particuliers.

Voici du reste l’explication de ces différences : le possible appartient exclusivement au domaine de la réflexion et n’existe que pour la raison ; le réel appartient exclusivement au domaine de l’intuition et n’existe que pour l’entendement ; le nécessaire appartient à l’un et à l’autre domaine, il existe à la fois pour l’entendement et

  1. 5e éd., De generatione et corruptione, lib. II, cap. IX-XI.